Après une série d’explosions, au petit matin du mercredi 23 janvier, qui ont soufflé de larges portions du mur séparant la Bande de Gaza de l’Égypte, des dizaines de milliers de Palestiniens ont traversé la frontière à la recherche de nourriture, de carburant, de ciment et d’autres fournitures. Un reportage a estimé à plus de 350 000 les personnes qui sont entrées en Égypte, soit un cinquième de la population de Gaza. D’autres reportages indiquaient des totaux plus bas, de 60 000 à 100 000 personnes.
La population palestinienne de Gaza, appauvrie et persécutée, fait face à une crise particulièrement grave depuis que le gouvernement israélien a voté la semaine dernière la fermeture de tous les points de passage de la frontière, privant ainsi de nourriture, de médicaments et de carburant, la population de 1,5 million d’habitants. L’action du régime sioniste a contraint à l’arrêt, à partir de dimanche, l’unique centrale électrique de Gaza.
Le mardi suivant, Israël a autorisé des livraisons limitées de carburant, de nourriture et de médicaments à Gaza ; mais les représentants de la Croix-Rouge internationale à Genève, qui avaient demandé à Tel-Aviv de lever le blocus, ont attesté que la situation restait précaire. Une porte-parole de la Croix-Rouge a déclaré, « Il y a un risque que l’infrastructure, qui ne tient actuellement que par un fil, s’effondre. »
Le directeur de l’Office de secours pour les réfugiés en Palestine, John Ging, a commenté, « Nous chancelons… au bord d’une catastrophe. » L’agence a annoncé lundi qu’elle serait obligée de suspendre son aide alimentaire à 860 000 résidents de Gaza plus tard dans la semaine si le passage d’Israël vers la Bande de Gaza n’était pas débloqué.
Amnesty International a fait remarquer que plus de 40 patients gravement malades étaient morts « depuis que les autorités israéliennes ont fermé la frontière, les privant de soins hospitaliers de l’autre côté, mais maintenant toute la population de Gaza est mise en danger puisque l’électricité et les réserves de carburant s’épuisent. »
La livraison de diesel industriel jeudi ne permettra à la centrale électrique de Gaza de continuer à fonctionner que pendant quelques jours. Le directeur de l’installation, Rafiq Maliha, a demandé « Mais qu’est-ce que je fais la semaine prochaine ? Je n’ai aucune réserve, comment planifier ? »
Suite à la pénurie de carburant, les usines de traitement des eaux usées ont dû être arrêtées, déversant les eaux non traitées dans les rues, les champs et les habitations.
Ce tout dernier blocus et la misère qu’il a créée à Gaza ont provoqué des manifestations mardi à la frontière, dans la ville de Rafah. Les Palestiniens, qui demandaient que l’Égypte ouvre ses frontières au ravitaillement, se sont battus avec la police antiémeute égyptienne, qui a fait usage de matraques et tiré des coups de semonce pour tenter de contrôler la foule. Des dizaines de manifestants ont été blessés.
Tôt le lendemain matin, des hommes armés et masqués ont fait exploser plus d’une dizaine de bombes, démolissant les deux tiers du mur de la frontière. Des bulldozers se sont avancés pour déblayer l’accès pour les voitures, les camions et les charrettes.
Un reporter de la BBC a décrit la scène : « Nous avons vu les gens se grouper autour des stations d’essence, faisant le plein dans l’urgence. Nous avons vu des familles avec des bagages, portant leurs valises à bout de bras au-dessus de la tête, tandis que les gens se déversent dans les deux directions à travers la frontière, mais principalement de Gaza vers l’Égypte. …
« Pour l’essentiel, ce qui s’est passé ici, c’est que les gens de Gaza ont imposé à l’Égypte, à Israël, et à la communauté internationale ce que personne d’autre ne voulait voir se produire – c’est-à-dire l’ouverture des frontières. Ils l’ont fait par eux-mêmes.
« Personne ne tente de l’empêcher. Alors que nous nous approchions de la zone frontière, le dernier demi-kilomètre, il y avait une maigre ligne de police antiémeute égyptienne. Mais ils sont largement en infériorité numérique ici, il est physiquement impossible de restreindre l’afflux de gens qui viennent, surtout de Gaza. … Je pense qu’il n’est pas possible en ce moment pour le Hamas [qui exerce l’autorité politique sur la Bande de Gaza], ni pour les autorités égyptiennes de faire quoi que ce soit contre cela. »
Les Palestiniens interrogés par les médias ont expliqué leur situation. Fatan Hessin, 45 ans, a déclaré à un reporter du New York Times, « Nous en avons plus qu’assez de cette vie. La fermeture des frontières, le chômage, la pauvreté. Dans ma famille, personne ne travaille. »
Le service d’information Bloomberg cite le commentaire de Mufida Abu Zarqa, 52 ans, alors qu’elle et ses trois filles franchissaient une des brèches à travers le mur : « En plus de rendre visite à ma sœur malade en Égypte, je veux acheter des choses à ramener à Gaza… À cause de la fermeture des frontières, nous manquons de beaucoup de choses, comme la nourriture, le carburant et les cigarettes. »
En raison des restrictions israéliennes sur les marchandises et les déplacements, le prix des denrées élémentaires se sont envolés à Gaza ces derniers mois. L’Agence France‑Presse (AFP) a relevé que les cigarettes sont huit fois plus chères à Gaza qu’en Égypte et qu’un sac de ciment l’est trois fois plus.
L’AFP a interviewé Jamal, un ancien officier des forces de sécurité palestiniennes, qui est venu en Égypte avec son fils et quatre grands bidons. : « Je vais acheter de l’essence ici, parce qu’on n’en trouve plus à Gaza. ».
Les conditions à Gaza étaient déjà impossibles avant le dernier acte de punition collective infligé par le régime israélien. Approximativement 80 pour cent de la population de Gaza vivent dans la pauvreté, et plus de 80 pour cent dépendent des organisations caritatives. Le taux de chômage officiel avait atteint 32,3 pour cent à la mi‑2007, mais beaucoup de gens ont tout simplement cessé de chercher du travail.
Le taux d’anémie, causée en partie par le manque de nourriture et d’un régime équilibré, a augmenté depuis 2007 et 70 pour cent des enfants de neuf mois souffrent actuellement de cette maladie. Les diarrhées sont également en augmentation, en partie à cause du manque d’eau potable et d’hygiène. Les réserves d’eau sont tombées à 75 litres par personne et par jour l’année dernière, soit la moitié du niveau international de 150 litres par personne et par jour.
Le régime égyptien a été clairement pris par surprise par la destruction du mur mercredi et l’afflux massif de palestiniens. Il y a une certaine ironie dans le fait la taille de la force de sécurité que l’Égypte peut maintenir dans le secteur est limitée par ses accords avec Israël. Incapables de contenir des centaines de personnes, la police et l’armée n’avaient d’autre choix que de laisser le libre passage.
Dans une tentative de présenter sous un meilleur jour cet échec politiquement humiliant de la politique de son gouvernement, le président égyptien Hosni Moubarak – après un silence notable de plusieurs heures – a affirmé qu’il avait ordonné à ses troupes de permettre aux habitants de Gaza de traverser la frontière parce qu’ils étaient affamés. « Je leur ai dis de les laisser venir et manger et acheter de la nourriture et ensuite retourner chez eux tant qu’ils ne portaient pas d’armes », a-t-il déclaré.
Une confrontation massive et meurtrière avec les Palestiniens était politiquement impossible pour le régime de Moubarak. Comme l’a remarqué le Financial Times, « l’afflux de Palestiniens a placé l’Égypte devant un dilemme : alors que le gouvernement du Caire voudrait continuer à faire pression sur le Hamas, l’opinion publique ressent une sympathie profonde envers les souffrances des habitants de Gaza ». Dans le même ordre d’idées, le Guardian a commenté, « Moubarak est coincé : d’un côté, il veut maintenir ses relations avec Israël. De l’autre, il doit éviter de donner l’impression qu’il abandonne les Palestiniens. »
D’après certains reportages, les forces de sécurité égyptiennes au Caire ont incarcéré 500 personnes mercredi – dont beaucoup appartenant aux Frères musulmans – qui manifestaient en soutien à la population de Gaza. La police a utilisé des gaz lacrymogènes et des matraques contre la manifestation et a poursuivi les gens dans les rues. Ensuite, quelque 3000 manifestants se sont réunis près des bureaux du syndicat des avocats, chantant des slogans contre le blocus israélien de Gaza.
Les officiels israéliens ont réagi au franchissement de la frontière en accusant agressivement les Égyptiens et en pressant le régime de Moubarak de refermer la frontière. Arye Merkel, la ministre des Affaires étrangères d’Israël a déclaré aux médias, « En fait, nous n’avons aucune présence dans cette zone. Ce sont les forces égyptiennes qui sont déployées le long de la frontière entre Gaza et l’Égypte… Donc, c’est la responsabilité de l’Égypte de s’assurer que la frontière fonctionne correctement suivant les accords qu’ils ont signés. En d’autres termes, nous nous attendons à ce que les Égyptiens résolvent le problème. »
Le gouvernement américain – qui a accordé tout son soutien au blocus israélien et qui a systématiquement bloqué toute condamnation des actions de Tel-Aviv par le Conseil de sécurité de l’ONU – a exprimé son embarras concernant la destruction du mur. Le porte-parole du département d’État, Tom Casey, a déclaré à la presse, « Nous sommes inquiets de la situation et franchement je sais que les Égyptiens le sont aussi. »
La secrétaire d’Etat Condoleeza Rice, dans la droite ligne de la politique de Washington, a fait le parallèle entre les souffrances subies en masse à Gaza et dans les Territoires occupés d’une part et les attaques à la roquette et au mortier, largement inefficaces, qui sont lancées par les forces palestiniennes contre les villes israéliennes d’autre part. Mercredi, à Zurich, alors qu’elle se rendait au Forum économique mondial de Davos, Rice a déclaré lors d’une conférence de presse, « Nous sommes très préoccupés … de ce que les besoins de sécurité d’Israël et les besoins humanitaires des habitants de Gaza soient satisfaits tous les deux. »
La veille de l’ouverture de la brèche de grande ampleur à Rafah, Rice déclarait platement aux journalistes, « Personne ne veut que les habitants de Gaza innocents souffrent, aussi avons-nous parlé aux Israéliens de l’importance qu’il y a à ne pas laisser se développer une crise humanitaire là-bas. »
La porte-parole de la Maison-Blanche, Dana Perino, a été la plus directe et la plus ignorante de tous les officiels américains, donnant l’absolution complète aux Israéliens pour la situation à Gaza. Elle a affirmé, « Les Palestiniens qui vivent à Gaza vivent dans le chaos à cause du Hamas. La faute doit leur en être entièrement attribuée. »
Quant à lui, le Hamas a déclaré son soutien à la destruction du mur, bien que le groupe islamique n’ait pas pris la responsabilité de cette action. Il a déclaré que la destruction de la frontière était « un reflet de… la situation catastrophique que vivent les Palestiniens de Gaza à cause du blocus. »
En même temps, les représentants du Hamas ont saisi l’opportunité que constitue le passage des Palestiniens en Égypte pour mettre en avant leur organisation comme un partenaire responsable pour les négociations. Le groupe a demandé à l’Égypte et au président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, dirigeant du Fatah, de rejoindre les négociations « d’urgence » à propos de la réouverture officielle de la frontière entre Gaza et l’Égypte. Le dirigeant du Hamas, Ismail Haniya, dans une déclaration par email, a appelé à des négociations ayant pour objectif de mettre en place des moyens de contrôler conjointement la frontière. Un représentant d’Abbas a rapidement rejeté l’ouverture.
Les scènes de mercredi matin à Rafah doivent avoir été dérangeantes et inquiétantes pour tous les régimes de la région – pas seulement Le Caire – et toutes les grandes puissances. La pression israélienne sans relâche sur la population du Gaza, qui a pour but d’écraser toute résistance, avec l’assistance du régime de Moubarak, a produit une explosion et la chaîne de la répression s’est rompue à son chaînon le plus faible, la frontière égyptienne.
À sa manière, le débordement humain massif à travers la frontière montre l’irrationalité des formes d’États existant au Moyen-Orient et met en exergue le caractère intenable de tout le système politique de la région.