Comme tout visiteur aux grands marchés libres en Afrique peut constater, le commerce de détail est une activité essentielle génératrice de revenu pour les femmes à travers toute l’Afrique. Toutefois, ce que les millions des femmes qui se rendent chaque jour dans ces marchés à Accra, à Ouagadougou, à Nairobi et ailleurs ne savent pas c’est que l’évolution de la situation à Genève pourrait mettre en danger mortel leurs moyens d’existence.
Au siège de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à Genève, où les négociateurs en matière de commerce s’engagent interminablement dans un maquignonnage à propos de jusqu’à quel point les pays doivent ouvrir leurs marchés aux entreprises, marchandises et services étrangers, certains pays développés, tels que les Etats-Unis et le Japon, ont visé le secteur de distribution, et dans ce commerce de détail, comme un domaine où ils veulent que leurs grandes sociétés pénètrent et exercent leurs activités aussi librement que les commerçants locaux.
Au cas où cette situation se produirait, les femmes du marché de Makola à Accra et de Rodwoko à Ouagadougou se trouveront engagées dans une concurrence inégale et déloyale vis-à-vis des géants du commerce de détail, tels que Wal-Mart des États-Unis, dont le chiffre d’affaires est plusieurs fois plus grand que le Produit Intérieur Brut de pays entiers en Afrique.
Le commerce de détail constitue depuis longtemps une source importante de revenu pour les femmes en Afrique, et ceci rêvet une importance capitale depuis les deux dernières décennies. Toutefois, comme montre une étude du secteur au Ghana, menée dans le cadre du Projet des Réformes Economiques et Analyse-Genre en Afrique de Third World Network-Africa, les femmes qui exercent leurs activités dans ce domaine sont confrontées à une série de contraintes qui doivent bénéficier du soutien de la politique gouvernementale au lieu d’être abandonnées à une série de libéralisation effrenée.
Menacé
Près de deux décennies de réformes d’ajustement structurel menées par la Banque mondiale et le FMI dans de nombreux pays africains ont renforcé le rôle crucial que jouent le commerce de détail et d’autres sous-secteurs du secteur des services. Dans des pays comme le Ghana, le secteur a été le point focal pour de nombreux nouveaux venus, tant anciens que nouveaux, au marché du travail. Le secteur a attiré de nombreux travailleurs licenciés, dont la majorité sont des femmes, qui ne trouvent pas d’emploi dans les secteurs formel et public. A l’heure actuelle, le secteur des services au Ghana occupe le deuxième rang au niveau de l’économie après le secteur agricole et continue d’attirer un grand nombre de gens aux différents sous-secteurs au fur et à mesure qu’il se développe.
En fait, après le secteur agricole où les femmes sont plus nombreuses, le secteur du commerce de détail est le secteur où les femmes prédominent sur le plan d’emploi. Il a été reconnu que les femmes s’engagent activement dans le commerce de détail où les statistiques montrent que, au Ghana, 25 % des femmes employées sont engagées dans le commerce de détail contre 5 % des hommes employés. Vu l’importance que les femmes accordent au commerce de détail, toute politique ayant un impact négatif sur ce secteur aura nécessairement un effet négatif sur les femmes dont les moyens d’existence en dépendent et par défaut, il aurait des effets négatifs sur les familles qui sont à la charge de ces femmes.
L’une des raisons pour lesquelles le commerce de détail attire la grande majorité des femmes c’est que ce secteur exige un minimum de capital et d’autres apports nécessiares ainsi que peu de compétences. Les détaillants qui ont fait l’objet de l’étude au Ghana embrassent les grossistes plus grands ayant un capital de 20.000$ et plus et les petits vendeurs et colpolteurs qui font le commerce, dispposant d’un capital de moins de 100$. La plupart des entreprises établies, en particulier là où les femmes sont dans la majorité, peuvent être classées en petites et moyennes entreprises, ayant un faible chiffre d’affaires et un fonds de roulement qui se situe entre 5.000$ et 100$.
L’âge d’or d’affaires
Au Ghana, le gouvernement a déclaré un « âge d’or d’affaires » et s’est positionné comme un gouvernement qui respecte les intérêts de l’investisseur et s’est engagé à créer un environnement qui prend en compte les intérêts de l’investisseur. Un examen de certaines des politiques mises en place montre que plusieurs d’entre elles favorisent les intérêts des grandes entreprises, politiques conçues largement pour attirer l’investisseur étranger, car le gouvernement estime de plus en plus que les fortunes de l’économie sont liées au flux d’investissement étranger et aux entreprises étrangères. A la suite du retrait de la politique de régulation des importations et des prix, et de la déréglementation de marché monétaire de la période d’ajustement structurel, les changements opérés récemment ont inclus une politique fiscale « plus favorable ».
Bien que ces politiques soient dans l’intérêt des acteurs importants du secteur de distribution, ils n’ont pas fait grand’chose pour la majorité des détaillants, en particulier ceux qui disposent d’un capital de moins de 10.000$. En effet, ces derniers font toujours face aux contraintes séculaires qui ont fait obstacle au succès, voire à la viabilité de leurs entreprises.
L’accès au crédit constitue l’un des plus grands problèmes de longue date des détaillants. Malgré les nombreuses plaintes émises par les entreprises au sujet de la nécessité d’encourager les emprunts grâce à la baisse des taux d’intérêts sur les prêts, les taux débiteurs des banques commerciales sont toujours élevés et varient entre 19 % 25 %. Face à ces taux élevés et aux réglements souvent encombrants, associés à l’octroi de prêts bancaires, de nombreux commerçants sont peu disposés à emprunter à la banque. Pour de nombreux commerçants, les fonds sont obtenus à partir des sources principalement informelles malgré le fait que ces prêts sont assortis de leurs propres dangers et obligations. Il en résulte souvent que les entreprises sont incapables d’avoir accès aux fonds dont elles ont besoin pour se développer.
Un autre problème lié aux affaires qui confrontent les commerçants est la manière dont ils peuvent faire face à la situation compliquée en évolution constante du flux d’information, étant donné qu’ils manquent de compétences et de soutien public. Selon l’étude du secteur de détail distributif entreprise au Ghana en 2002, l’incapacité d’avoir accès à l’information constitue l’une des nombreuses contraintes auxquelles se heurtent les commerçantes. Les commerçants se sont plaints que la manière peu satisfaisante dont les changements intervenus au niveau de la politique aient été diffusés entravent leur façon de planifier. Le manque de connaissances au niveau des changements de politique est à l’origine des coûts supplémentaires encourus par les commerçants, ce qui aurait pu être évité. Pour ceux qui étaient au courant des changements de politique, il a été noté qu’il y a souvent un manque de clareté dans la nature des changements qui se sont intervenus, ce qui provoque par ailleurs des coûts supplémentaires.
Les étrangers
Ces problèmes ont désavantagé les commerçants locaux par rapport aux étrangers qui disposent de ressources beaucoup plus significatives, de réseaux et ont accès à l’information, etc. Déjà au marché de Makola, au Ghana, de nombreuses commerçantes ont été contraintes à s’écarter à mesure que les ressortissants étrangers qui ont beaucoup d’argent achètent les éventaires. Le nombre croissant de commerçants de détail de nationalité autre que ghanéenne a mené à une expression de colère, assortie de demandes que des mesures soient mises en place pour empêcher que les étrangers s’engagent dans le commerce de détail.
Les conséquences des négociations sur les services à l’Omc pourraient aggraver cette situation – à savoir, si les pays en développement, tel que le Ghana, sont incapables de s’opposer aux demandes des pays développés. A titre d’exemple, dans leur ‘demande’ formulée auprès du Ghana en 2002, les Etats-Unis avaient demandé que le Ghana accorde de « pleins engagements en faveur de l’accès aux marchés et le traitement national en faveur des services de distribution ». Cela signifie que le Ghana doit éliminer toutes les restrictions imposées aux sociétés américaines qui pénètrent le secteur de distribution et traiter ces sociétés sur un pied d’égalité.
Comme défini dans le document américain, les « services de distribution » ciblés comprennent les agents de commission, les services de détail, de gros et de franchise ». Le document américain veut aussi que les « détaillants, les grossistes et les agents de franchise puissent rendre leurs services soit directement à partir d’un lieu fixe soit en dehors d’un lieu fixe via des ventes d’individu à individu, par catalogue, par téléphone, par vidéo ou électronique ».
Comme démontre clairement le document, les Etats-Unis s’attendent à ce que leurs sociétés fassent le commerce de détail de tout produit, y compris « le commerce de détail de produits alimentaires », « le commerce de détail de produits non-alimentaires », et des « biens personnels et ménagers ».
Outre la demande de libéralisation complète et de traitement égal vis-à-vis des commerçants locaux, les Etats-Unis ont aussi demandé des « engagements en vue d’assurer la transparence dans les règles et procédures, permettant ainsi aux détaillants, grossistes et distributeurs de rencontrer les membres de la communauté, les associations civiques, et les autorités réglementaires pour discuter des voies et moyens de satisfaire leurs préoccupations concernant les lieux proposés et l’importance des entreprises.
En somme, les Etats-Unis demandent non seulement l’entrée gratuite en faveur de leurs sociétés, mais aussi la participation à l’élaboration des politiques et procédures gouvernementales relatives à ce secteur. En bref, les petits détaillants seront obligés non seulement de faire concurrence sur un pied d’égalité vis-à-vis de Wal-Mart ; leur gouvernement aura renoncé à adopter une politique pour mettre fin à cette concurrence inégale et pour soutenir cette commerçante accablée. On n’a pas besoin de prophétie pour constater ce qui arrivera à la pauvre commerçante, lorsque Wal-Mart, le détaillant américain tout puissant qui s’est accaparé de la grande partie du commerce aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, est laché sur le marché ghanéen.
Jusqu’à présent, le gouvernement du Ghana, à l’instar de plusieurs autres gouvernements du monde en développement, n’a pas donné suite à cette demande. Aux termes des règles de l’Accord général sur le commerce des services de l’Omc (AGCS), chaque pays a le droit de décider du secteur qu’il veut libéraliser et jusqu’à quel point. Ils ne sont pas obligés de donner suite aux demandes formulées à leur endroit ; en fait, ils ont (ou avaient) même le droit de ne pas entamer des négociations à ce sujet.
Compromis
Malheureusement, ce droit était fortement compromis lors de la Conférence ministérielle de l’Omc tenue à Hong Kong en décembre 2005. Avant la tenue de la conférence de Hong Kong, les sociétés puissantes des grands pays industriels étaient « déçus » à l’égard de la lenteur présumée avec laquelle le Ghana et d’autres pays en développement ouvraient à ces sociétés leurs secteurs des services, et commençaient à exercer la pression sur leurs propres gouvernements dans les pays développés. Par conséquent, le Japon, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie se sont tous réunis à Hong Kong, munis d’un programme visant à modifier l’accord sur les services de façon à restreindre le droit des pays au choix.
Malgré la résistence énergique affichée par la majorité des pays d’Afrique et d’autres régions du monde en développement, la conférence ministérielle de Hong Kong a adopté une approche visant à obliger les pays à participer aux négociations sur la libéralisation du secteur des services retenus par les pays développés suivant les conseils de leurs sociétés.
Depuis la conférence de Hong Kong, des groupes de pays développés (avec le soutien de quelques pays en développement amis) ont présenté des demandes conjointes visant certains secteurs dans les pays en développement. Des pays comme le Japon et les Etats-Unis, par voie de notification, ont informé qu’ils adopteront aussi bientôt cette approche en matière de services de distribution. Au cas où cela se passerait, la conséquence sera ce qui suit.
Au lieu de la situation actuelle où les Etats-Unis formulent une demande bilatérale auprès du Ghana, et le Ghana est en droit de refuser la demande, cette fois-ci, les Etats-Unis, le Japon et tout autre grand pays qui s’intéressent au secteur de distribution au Ghana peuvent se regrouper en vue d’introduire une demande conjointe auprès du Ghana. [Il y a tout lieu de croire que cette demande suivra le schéma de la demande que les Etats-Unis ont formulée auprès du Ghana, sinon plus radical]. Le Ghana sera alors obligé d’entamer des pourparlers, en tant que pays individuel, avec ce groupe de pays qui ont formulé la demande.
Il est à espérer qu’au cas où une telle demande conjointe serait introduite auprès du Ghana, et auprès de tout autre pays pour ainsi dire, le Ghana a la capacité d’agir dans et pour les intérêts des grandes masses des femmes pour qui un cédi, un shilling ou un kwatcha gagné au marché constitue souvent le dernier obstacle à la famine. Il incombe donc aux femmes et aux autres groupes de citoyens au Ghana, en Afrique et dans d’autres régions du monde de s’assurer, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises, que leurs gouvernements ‘font ce qui est juste’.
Traduit par Mr.Obo pour TWN-Africa|9/29/2006
Pauline Vande Pallen est Assistante de Programme, Unité Genre, Third World Network-Africa
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