La Tunisie, nouvelle Mecque de l’altermondialisme ?

Du 12 au 18 juillet, s’est déroulée à Monastir, charmante station balnéaire de 60 000 habitants de l’Est de la Tunisie, l’assemblée préparatoire du Forum Social Mondial de l’année prochaine. Du 24 au 27 mars 2013, le prochain FSM devrait se dérouler à Tunis. Et ce choix ne doit rien au hasard !

Ah la Tunisie, son climat si agréable, à la plage comme pour les affaires (du moins pour certainEs sous Ben Ali), son parfum de jasmin, et depuis un an et demi maintenant son processus révolutionnaire en cours, scruté à la loupe par l’ensemble des pays arabes, et bien au delà. Depuis le 14 janvier 2011, date de la fuite vers l’Arabie Saoudite du sinistre Ben Ali après trois semaines d’insurrection populaire dans tout le pays, la Tunisie se cherche un système institutionnel démocratique susceptible de répondre enfin aux aspirations du peuple tunisien. “Dignité, liberté et égalité” pourrait en être le tryptique matriciel, mais la Tunisie continue à se chercher en ce mois de juillet 2012. Une chose est sûre, palpable tant dans les meetings qu’aux terrasses des cafés, c’est que la parole s’est libérée. Et elle ne semble plus vouloir être de nouveau confisquée. Le mouvement altermondialiste, qui se cherche un nouveau souffle face aux perpétuelles évolutions du système économique mondial, ne pouvait pas se permettre de passer à côté des évènements en cours en Tunisie.

En avril 2011, à peine trois mois après la chute du régime bénaliste, une semaine de visite avait été organisée sur les lieux symboles de la « révolution de la dignité » : Kasserine, Fériana, Gafsa, etc., plusieurs organisations proches ou parties intégrantes des Forums sociaux mondiaux (j’y étais pour Europe Ecologie Les Verts) avaient été conviées à y rencontrer les militants locaux et les familles des « martyrs » de la révolution.

Mon rapport sur cette visite avait été publié ici.

Quinze mois plus tard, les différentes structures composant le FSM ont tenu à organiser sur place, à Monastir, une « assemblée préparatoire », sorte de répétition générale, du Forum Social Mondial de 2013. Quelques 1600 personnes de tous horizons se sont réunies pendant six jours afin d’échanger sur un très grands nombres des problématiques tant locales que globales de notre temps, sous un soleil de plomb, chargé d’un léger parfum insurrectionnel. J’y étais invité au titre de la commission Transnationale d’EELV.

Si l’ensemble des réunions n’ont pas toutes été suffisamment décisionnelles pour permettre le calage de l’organisation concrète pour l’année prochaine, après une semaine passée sur place, mon bilan personnel est plutôt positif. De l’ensemble des débats ressort une problématique qui tourne en boucle : Islam et politique, ou plus précisément Islam et démocratie. En Tunisie, le parti Ennhadha, issu des Frères musulman, est le grand vainqueur des premières élections libres du pays d’octobre 2011. Disposant de 89 places à l’assemblée constituante (sur 217 membres), d’un premier ministre et de nombreux ministres, les Islamistes d’Ennahdha constituent sans conteste la première force politique du pays. Vus bien trop souvent simplement comme des Islamistes par les Etats européens, dont notamment la France, l’ancienne puissance coloniale et tutélaire, le parti Ennhadha est traversé de contradictions complexes empêchant les réflexions simplistes et la paresse intellectuelle trop souvent en cours notamment dans les « cénacles parisiens ».

Première leçon, la plupart des éditocrates, doxosophes, politologues de salon et acteurs politiques français se sont tellement compromis durant le régime de Ben Ali qu’il vaut mieux aujourd’hui qu’ils retournent sept fois leur langue dans la bouche avant de parler de nouveau du pays du jasmin. Les compromissions tant décriées de l’ancien pouvoir sarkozyste désormais dans l’opposition ne doivent par faire oublier que c’est l’immense majorité du champ politico-médiatique qui s’est rendue complice du régime mafieux de Zine el-Abidine Ben Ali. Au pouvoir du 7 novembre 1987 jusqu’au 14 janvier 2011 (et désormais condamné depuis jeudi dernier par contumace à perpétuité pour complicité de meurtres), celui-ci n’aurait jamais tenu aussi longtemps sans l’appui de la France, droite et gauche confondues. Un livre de deux journalistes de Médiapart, Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix, décrit particulièrement bien les lamentables relations franco-tunisiennes de ces deux dernières décennies : Tunis Connection.

Au prétexte d’une nécessaire barrière contre « l’intégrisme islamiste », tétanisés par les évènements des années 90 et la terrible guerre civile du grand voisin algérien, et son lot de dégâts collatéraux comme les attentats à la station St Michel à Paris ( 8 morts et 117 blessés) le 25 juillet 1995, les différents gouvernements français et l’intelligentsia parisienne ont fermé les yeux sur les dérives de plus en plus déplorables du clan Ben Ali-Trabelsi. De la fameuse phrase de Jacques Chirac1 aux piteuses déclarations de Michèle Alliot-Marie dans l’enceinte de l’Assemblée nationale2, en passant par les propos scandaleux de l’ancien président du FMI Dominique Strauss Kahn3, nous nous sommes coupés de la société réelle tunisienne, celle qui s’exprimait dans le bassin minier de Gafsa bien plus que sur les plages dorées d’Hammamet et de Djerba. Nous avons été médiocres et aveuglés par notre grille de lecture paresseuse, « mieux vaut un régime autoritaire que des Islamistes au pouvoir ». Ce n’est pas faute d’avoir manqué d’avertissements de la part des opposants tunisiens particulièrement bien présents à Paris. Mais Lénaïg Bredoux et Mathieu Magnaudeix expliquent très bien tout cela dans leur livre.

On parlait donc beaucoup d’Islam et de politique dans les locaux de la faculté flambant neuve de biotechnologies, dans les couloirs de l’hôtel Esplanade ou dans les salles de la municipalité de Monastir. De plus, sans concertation aucune, se tenait en même temps à Tunis (du 12 au 16 juillet) le Congrès d’Ennhadha4, en présence de milliers de militants. Face à tout cela, voir le champ politique tunisien actuel sous le seul prisme du péril salafiste apparaît tout de même nettement réducteur.

Mais les débats de l’assemblée préparatoire à Monastir ne se sont pas du tout limités à cela. On a également beaucoup parlé de migrations, surtout les deux premiers jours, autour de Boats4People : le Vendredi 13 juillet par exemple, dans un amphithéâtre bondé des locaux flambants neufs de l’université de Biotechnologies de Monastir, défilent les intervenants pour l’assemblée générale de Boats4People, alors que la chaleur monte dangereusement et que l’air se raréfie. A l’image du Bateau pour Gaza l’année dernière, envoyé en mer vers la Bande de Gaza pour dénoncer par une campagne internationale l’enfermement de millions de palestiniens par Israël, Boats4People envoie un bateau faire le tour de la Méditerranée pour dénoncer le sort fait aux migrants qui tentent de traverser la mer pour se rendre sur le sol européen. Arrivé de Palerme (Sicile), le bateau est resté à quai plusieurs jours dans le port de Monastir.

Des femmes tunisiennes qui ont perdu certains de leurs fils en mer brandissent devant l’assemblée leurs portraits en témoignant, des trémolos dans la voix. Une vague d’émotion et de frissons parcourt la salle. Ces deux femmes qui témoignent ne savent même pas ce que sont devenus leurs fils. Comment pouvoir espérer faire son deuil dans ces conditions ? C’est tout simplement atroce. L’Union européenne et son agence Frontex sont coupables au minimum de non assistance à personne en danger. Ces femmes ont même des photos de leurs fils qui seraient à Lampedusa mais n’ont aucune nouvelle. Le soir même une conférence de presse est organisée par Boat4People du côté de Ksibet, à l’extérieur de la ville. Sur place a lieu une performance artistique de cinq gaillards entièrement peinturlurés en blanc, qui marchent en se traînant tels des esclaves, symbolisant la souffrance des migrants, avant que trois bateaux n’entrent ensuite dans le port sous les applaudissements de la foule venue nombreuse, tandis que l’on sort des lampions que l’on enflamme avant de les laisser s’envoler, en hommage aux milliers de morts innocents avalés par les eaux bleues implacables de la Méditerranée. Une liste des disparus en mer est disposée sur le sol, avec les noms de celles et ceux dont on a pu retrouver une trace, et chacun des noms est inscrit sur un des lampions volants. Une conférence de presse de Boats4People est ensuite organisée sur le côté du Port. Cette action aura permis de mettre des mots sur les souffrances endurées par les migrants, morts anonymes comme survivants, et les membres de leur famille face à cette effroyable machine à broyer l’humanité que constituent l’espace Schengen et ses frontières.

Autre moment fort de cette assemblée préparatoire, le dimanche 15 juillet au soir, avec l’organisation d’une rencontre-débat entre jeunes des nouveaux mouvements de contestation ayant émergé partout sur la planète ces dernières années, face à la crise financière internationale. Occupy Wall Street (Canada et Etats-Unis), Y’en a marre (Sénégal), un mouvement indien de lutte contre la corruption, les jeunes révoltés de Tunisie, etc. Le représentant de Y’en a marre a été particulièrement applaudi, suite à son intervention virulente contre le pouvoir sénégalais d’Abdulaye Wade, défait par Macky Sall aux dernières élections présidentielles sénégalaises de mars dernier. Le FSM offre à tous ces mouvements hétérogènes une plateforme commune de discussions permettant la mise en commun des expériences et les alliances éventuelles pour accentuer les révoltes face aux politiques néolibérales en cours un peu partout sur la planète. Luttes contre l’augmentation des frais de scolarité (Québec ou Chili), luttes pour la liberté, la dignité et la démocratie (printemps arabes, Sénégal, etc.), luttes pour moins d’austérité et plus de solidarité ( les « Indignés » espagnols, grecs, portugais, des Balkans, etc.), luttes pour l’accès aux ressources contre la prévarication des firmes multinationales (les paysans sans terres en Inde, en Amérique Latine, etc.), tous ces combats ont un point commun : le refus de la fatalité du système économique mondial, qui réclame en permanence son lot de privatisations et de profits au détriment des populations. Au bout de plus de deux heures d’échanges fructueux, ces indignés de tous horizons se rejoignent sur la terrasse de l’hôtel Esplanade afin d’écouter un peu de musique révoltée des militants sénégalais de « Y’en a marre ».

Lundi 16 et mardi 17 juillet, le Conseil international du FSM, l’assemblée décisionnelle du processus des forums sociaux, se réunit toute la journée dans la grande salle de la municipalité de Monastir, afin de préparer les prochaines échéances. Les différentes commissions du Conseil, la commission « communications et mobilisation », la commission « méthodologie » et la commission « ressources » se réunissent avant de faire chacune le compte-rendu l’après-midi de l’ensemble de leurs échanges. On y voit ainsi un peu plus clair mardi en fin de journée sur la suite des évènements : le Forum Social Mondial 2013 aura bien lieu à Tunis l’année prochaine, vraisemblablement du 23 au 28 mars. Confirmation en a été faite par le Premier ministre tunisien Hamadi Jebali lors d’une rencontre avec des représentants du Conseil international le 16 juillet au matin.

Cette assemblée préparatoire fut donc particulièrement riche et instructive. Un grand merci à tous les organisateurs pour leur dévouement et leur professionnalisme tout au long de ces journées où, cahin caha, malgré des difficultés organisationnelles ponctuelles, tout s’est très bien passé. Une petite pensée pour Amel, Mégane, Fadwa, Hocine, Adwa, Mathieu, Line, Taoufik, Karine et toutes celles et ceux qui ont permis que la rencontre de Monastir puisse avoir lieu. Bien des choses sont encore à caler pour l’année prochaine, où il risque d’y avoir plus de 20 000 personnes de toutes nationalités présentes au FSM, mais l’essentiel est là, l’esprit d’ouverture, de dialogue et d’échanges cosmopolite. Le Forum social mondial, il y a plus de dix ans maintenant, s’est formé sur l’idée de la nécessité d’une réponse politique à l’échelle globale de la « société civile » au sens large face à la globalisation financière et aux évolutions mortifères du capitalisme néolibéral. Car s’il y a bien un système économique mondial qui impose ses règles sur quasiment l’ensemble de la planète, il n’y a pas d’Etat mondial susceptible de pouvoir réguler ses errements. Or la crise écologique nécessite des réponses urgentes et globales que les acteurs politiques ont jusqu’à présent été incapables de porter. Comme le dit très bien avec ironie Immanuel Wallerstein, philosophe américain et éminence grise des altermondialistes, à propos du slogan d’Occupy Wall Street : « 99% c’est formidable, mais ce n’est pas suffisant pour faire une majorité. »

En conclusion, le processus des Forums sociaux mondiaux ne semble vraiment pas aller si mal que cela. Son manque de couverture médiatique actuelle ne signifie certainement pas son essoufflement mais bien plutôt une évolution protéiforme sans doute quelque peu difficile à analyser et à couvrir pour la presse lambda. Le FSM se diversifie, dans les régions et selon les thèmes. L’intérêt d’organiser le FSM 2013 en Tunisie marque en tous cas symboliquement l’importance de la révolution tunisienne et du processus en cours des « printemps arabes » pour le mouvement altermondialiste. Car vraisemblablement « une autre Tunisie est possible » dans un « autre monde possible ».

Benjamin Joyeux, juillet 2012

1« Le premier des droits de l’homme c’est manger, être soigné, recevoir une éducation et avoir un habitat. De ce point de vue, il faut bien reconnaître que la Tunisie est très en avance sur beaucoup de pays », Jacques Chirac en visite officielle en Tunisie en décembre 2003.

2« Nous proposons que le savoir-faire qui est reconnu dans le monde entier de nos forces de sécurité permette de régler des situations sécuritaires de ce type. » Michèle Alliot-Marie, alors ministre des affaires étrangères, en séance à l’Assemblée nationale le 11 janvier 2011, à propos des manifestations réprimées dans le sang par le régime de Ben Ali.

3En visite officielle le 18 novembre 2008 à Carthage, Dominique Strauss-Kahn avait félicité le président Zine el-Abidine Ben Ali pour la pertinence de ses choix économiques et politiques : « Le jugement que le FMI porte sur la politique Tunisienne est très positif et je n’ai pas de crainte pour l’année prochaine. Même si à l’échelle de la planète ça ne va être facile, en Tunisie les choses continueront de fonctionner correctement. »

4 Lire notamment http://blogs.rue89.com/tunisie-libre/2012/07/19/tunisie-les-islamistes-dennahda-choisissent-lancrage-democratique-228038-0

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