Les Forums Sociaux Mondiaux : vers « un autre monde possible »

Ce texte a été écrit en 2010. Sa republication repond à l’interêt demontré par quelques uns d’entre nous par le fait qu’il peut aider les dicussions en cours au Conseil International du FSM. CW.

Les Forums Sociaux Mondiaux, dont le premier a été réalisé en janvier 2001 à Porto Alegre, au Brésil, sont aujourd’hui connus un peu partout dans le monde. L’information dont les gens disposent à son sujet n’est pas cependant complète ou exacte. Le présent texte veut apporter quelques éléments d’information pour aider à combler ces lacunes.

Préliminaires

Premièrement il ne faut pas confondre les Forums Sociaux Mondiaux avec la mouvance internationale connue comme altermondialisme. Elle a pris la place de l’antimondialisme – cet`ensemble diversifié et multiple de mobilisations de protestation et de résistance qui ont commencé à surgir, partout dans le monde, quand le processus de globalisation du système capitaliste a pris de la vitesse, après la chute du mur de Berlin en 1989. Le mot « anti » était, à ce moment, celui qui mieux traduisait son caractère de mouvement d`opposition. Mais ensuite, les Forums Sociaux Mondiaux ayant affirmé à partir de 2001 qu`un « autre monde » est possible, le mot « alter » l`a remplacé, puisqu`il s`agissait de chercher une alternative à l`expansion planétaire de la vague « néo libérale ».

Les mobilisations se sont multipliées sous cette nouvelle appellation. Pour exprimer leur désaccord avec les politiques des institutions clefs du système dominant, comme le Fonds Monétaire International – FMI, la Banque Mondiale – BM et l`Organisation Mondiale du Commerce – OMC, un nombre croissant de manifestants remplissaient les rues des lieux où se rencontraient leurs dirigeants. De même il y avait des protestations contre des rencontres des chefs d`État des pays dominants, comme le G8 ou le G9.

Ces mobilisations sont alors de nature différente des rencontres réalisées dans le cadre des FSM. Les mobilisations de l’altermondialisme c’est la société qui bouge, qui agit contre le système dominant, ou qui cherche à élire des gouvernements finir avec les guerres d’occupation ou fratricides, les inégalités croissantes, la destruction de la planète. Les FSM sont un instrument créé, à l’intérieur de cette mouvance, au service des ces luttes.

Ils ne se confondent donc pas avec l’action politique proprement dite de la société. Ils ne veulent pas remplacer les mouvements et organisations qui la mènent, ni les diriger dans leurs luttes. Ils ne veulent pas non plus devenir le “mouvement des mouvements”, ni leur somet (). Ils veulent tout simplement aider les mouvements sociaux à faire ce qu’ils font, comme un appui à eux. Ils ne sont pas, d`autre part, un évènement, situé dans le temps, ou une série d’évènements. Il sont en fait un processus au service de la construction de l’union et de l’articulation croissante de ceux qui lutent pour changer le monde.

Le FSM en tant qu’instrument

Les mobilisations pour la paix et contre l’invasion de l’Iraque, en 2003, sont un bon exemple de cette nature d’instrument du FSM, pour appuyer l’action de la société, et de sa réelle utilité. Un certain nombre de participants du Forum Social Européen, en novembre 2002 à Florence, Italie, ont proposé cette mobilisation. Ils l’ont fait à nouveau en Janvier 2003 au cours du Forum Social Mondial à Porto Alegre, Brésil. Le FSM n’a donc pas « convoqué » une telle manifestation. Il a simplement créé l’occasion pour que la proposition soit faite et discutée para des participants de ces rencontres. Les organisations l’ayant accepté se sont chargés de la diffuser dans leurs réseaux. 15 millions de personnes ont alors rempli les rues dans le monde entier, sans que cette participation soit organisée « d’en haut » – tout comme d`ailleurs ce fut le cas lors des grandes manifestations de Seattle, avant le FSM, et dont la méthodologie de mobilisation en réseaux l’a certes influencé.

Cette distinction – entre la société qui bouge et les FSM à son service – n’est pas entièrement acceptée par tous, parmi ceux qui participent des Forums et même parmi ceux qui les organisent dans le monde. Il est souvent proposé que le FSM prenne la « direction » du mouvement social – comme s’il était son sommet. Ce souhait vient particulièrement de ceux qui, angoissés par l`urgence des changements à faire pour plus de justice ou pour protéger la planète de sa destruction, voudraient bien mettre son pouvoir d`attraction au service de l`expansion de la mobilisation sociale. Cette différence de compréhension sur la nature du FSM est à l’origine de beaucoup de discussions qui ont lieu sur la méthodologie a adopter dans l`organisation de ses rencontres.

Il s’agit en fait d’une discussion qui a lieu au sein des FSM dès leur début. Le débat – est il un espace ou un mouvement? – est toujours présent parmi les organisateurs des Forums. Il a pris de l’intensité à partir de 2003, quand cette question elle même est devenu plus claire, mais il est toujours en cours, même si le FSM est déjà considéré, par la plupart de ses organisateurs, plutôt comme un espace – ou un « espace ouvert », comme on dit. Il est revenue avec force l’occasion du FSM de 2009, quand la crise financière montrait les énormes défaillances du système lui-même, mais les partis et mouvements sociaux – ou l`altermondialisme, plus génériquement – n’arrivaient pas à avoir l’efficacité nécessaire pour profiter de l’occasion dans leur action pour changer le monde. Beaucoup ont alors pensé que ce serait au FSM de combler leurs insuffisances, en devenant lui-même un acteur politique, avec le rôle de donner des orientations à tous les mouvements existants.

Avec mes collègues brésiliens qui ont participé de l`organisation des premiers FSM, de même qu’avec beaucoup de gens de par le monde, je me trouve parmi ceux qui pensent qu’il faut absolument maintenir le FSM comme un espace ouvert. En étant bien convaincu de cela, j`ai même écrit en 2005 un livre pour défendre cette option (). Nous pensons qu’on ne peut pas exiger du FSM ce que, à cause de sa nature même, il ne peut pas donner. Et que, si nous changeons sa nature, nous risquons en fait de le détruire, en tant qu’instrument dont dispose l’altermondialisme précisément pour gagner de l’éficacité…

Alors, ayant fait ces éclaircissements préliminaires, je voudrais bien dire pourquoi et comment cet instrument, qui n’existait pas avant, a été « inventé» (), étant devenu, dix années après sa création, un des moyens les plus importants dont nous disposons aujourd’hui dans la lutte contre la domination du capital.

Les premiers pas

La chute du mur de Berlin en 1989, à laquelle je me suis déjà référé, a symbolisé l’échec de la longue expérience socialiste de l’Union Soviétique du siècle dernier. Le système capitaliste a en profité pour s’étendre, sous le manteau néolibéral, à travers le monde, en “globalisant” rapidement les logiques de l’argent, de la compétition, de l’individualisme et de l’exploitation. C’était en fait une nouvelle étape de l’histoire de l’humanité qui commençait. Ce processus de globalisation capitaliste que le monde a vu naitre il y a 500 ans a pris, à la fin du XXème siècle, une intensité et une force jamais vues auparavant.

Les adeptes de ce système, prétendument triomphant, ont alors présenté le marché comme le seul mécanisme économique capable d’assurer la satisfaction des besoins humains, lui attribuant également la capacité de résoudre par lui même tous les dysfonctionnements de l’économie. Margaret Thatcher, premier ministre anglais au début de cette plus forte expansion du néolibéralisme, affirmait qu’il n’y avait pas d’alternative, en résumant cette idée par le mot TINA, à partir de l’anglais: “there is no alternative”.

Ceux qui depuis presque deux siècles s’opposaient à ce système sont restés perplexes le temps de quelques années. Rapidement toutefois, les effets pervers de la domination du capital, tant pour les êtres humains que pour la planète, ont commencé à apparaitre de façon nette. Diverses manifestations et actions de résistance se sont alors multipliées, auxquelles je me suis aussi référé, faisant naitre le mouvement qui, peu après, a passé à être connu comme l’altermondialisme.

La phrase « un autre monde est possible », adoptée pour résumer les perspectives du Forum Social Mondial, né à l’intérieur de cette mouvance en 2001, traduisait bien un besoin ressenti et partagé un peu partout dans le monde : celui d’affirmer que le changement viendrait. Ayant rallumé les lumières de l’espérance et de l’utopie, cette initiative a rapidement gagné de l’ampleur.

Une origine inattendue

L’histoire de ce processus nous offre une première surprise : l’idée de lancer une telle initiative mondiale d’opposition au système capitaliste n`a pas surgi de la tête de militants politiques radicalement anticapitalistes.

En effet, c’est un chef d’entreprise – et donc, l‘agent économique par excellence du système combattu – qui a d’abord eu l’idée d’organiser ce Forum. Il avait vu que la «pensée unique»() autour de la primauté du marché était imposée au monde, par les grands moyens de communication de masse, à partir des rencontres du Forum Économique Mondial (FÉM), qui réunissait depuis une trentaine d’années, dans la luxueuse station de ski de Davos, en Suisse, les dirigeants des grandes entreprises multinationales et les chefs des gouvernements des pays riches.

Ce chef d’entreprise – Oded Grajew – savait que l’humanité continuait à chercher et à trouver d’autres façons de faire fonctionner l’économie, en remplaçant les logiques du capitalisme par celles de la coopération, et en visant le bien-être des gens et la protection de la nature. Il considérait ainsi que le mouvement anti-mondialisation pouvait passer de la protestation et de la résistance au capitalisme – dont un des résultats était la montée de la répression – à des propositions concrètes, déjà existantes, pour son dépassement. Selon lui on pouvait entrer dans une nouvelle phase de cette lutte. Contre le système, oui, mais quoi à sa place?

Il a ainsi proposé l’organisation d`un contrepoint au Forum de Davos, aux mêmes dates de celui-ci pour bien montrer à quoi il s’opposait: un Forum centré sur les besoins humains et non sur l’argent. Un Forum mondial donc “social”, rassemblant ceux qui n’acceptaient pas le modèle socioéconomique dominant et qui cherchaient des alternatives, basées sur la solidarité.

Dans des conversations tenus, à l`occasion de la naissance de cette proposition, avec les responsables du journal « Le Monde Diplomatique » en France (), la décision a été prise de chercher à tenir ce nouveau Forum dans la ville brésilienne de Porto Alegre, là où se faisait une de ces expérimentations : le « budget participatif » ().

Évidemment ce chef d’entreprise n’était pas si semblable à ses semblables. Brésilien, il avait de fortes préoccupations de justice, vivant dans un pays marqué par une scandaleuse inégalité sociale. À la fin du régime militaire instauré au Brésil en 1964, il avait participé à son processus de re-démocratisation, entre autres par la création d’un mouvement de “chefs d’entreprise pour la démocratie”. () Il avait aussi été à l’origine de la mise sur pied d’une organisation consacrée à la diffusion, dans les milieux d’affaires, de la “responsabilité sociale des entreprises”.() Il avait donc une crédibilité politique suffisante pour que sa proposition soit immédiatement acceptée, après son retour au Brésil, par des organisations et mouvements sociaux brésiliens(), dont huit se sont tout de suite impliqués dans la préparation du premier Forum Social Mondial, qui s’est tenu en janvier 2001, à Porto Alegre.()

La conjoncture brésilienne à cette époque aide aussi à expliquer cet acceptation immédiate. On vivait au Brésil un climat de démobilisation sociale. Un nouveau parti fondé en 1981 – le Parti des travailleurs (PT) – proposait l’ « inversion des priorités » pour que les politiques publiques brésiliennes répondent aux besoins des majorités nationales. Tous ceux et celles qui avaient lutté contre le régime militaire – peu importe leur secteur social ou leur allégeance politique – considéraient que cette inversion était nécessaire et urgente. Ils ont donc participé intensément, de 1986 à 1988, à l’élaboration de la nouvelle Constitution de 1988, post-régime militaire. Dans l’enthousiasme de cette mobilisation, le PT avait présenté en 1989 la candidature d’un ouvrier, Luiz Ignacio Lula da Silva, à la Présidence de la République. Cette tentative a échoué, tout comme lors des deux élections suivantes, en 1994 et 1998. La proposition de la mise sur pied d’un «forum social» de ce type, en 2001, offrait donc une bonne occasion de reprise de la mobilisation et du débat, tant au sein du PT que des autres forces politiques, afin de faire avancer cette démarche d’inversion. C’est ce contexte particulier qui permet d`ailleurs de mieux saisir les raisons du climat de joie et de retrouvailles entre Brésiliens qui a caractérisé le premier Forum Social Mondial.

Les choix méthodologiques

Les organisations brésiliennes qui ont pris en main l`organisation du Forum ont alors ajouté, à la proposition initiale, d’autres considérations :

– nous vivions la fin d`un siècle plein de frustrations, par l’échec de tant d`efforts faits pour dépasser le système capitaliste, dont les effets se faisaient sentir par la multiplication de guerres d’occupation et fratricides, les inégalités croissantes et le risque de destruction de la planète;

– en même temps, on prenait conscience de la limitation des partis en tant que principal instrument dont on disposait pour l`organisation de l`action politique, et de l’épuisement de la notion d’avant garde ayant le rôle de conduire les masses ;

– la société civile surgissait comme un nouvel acteur politique, avec toute sa diversité ;

– des nouvelles formes d’organisation non pyramidale de l`action étaient expérimentés – les réseaux – qui exigeaient l’horizontalité dans les rapports entre ses participants;

– on se rendait compte de la nécessité, pour changer effectivement le monde, et plus encore pour sauver la planète, de l’implication de toute la société – tous et chacun comme sujets de leurs destins.

Il fallait alors essayer de respecter toutes ces considérations dans la définition de la méthodologie d’organisation de ce nouveau Forum. Il devrait donc, en fait, poursuivre deux utopies en même temps: celle d’un “autre monde” et celle d’une révolution culturelle dans l’action politique – cette deuxième utopie menant au besoin de chercher une façon de l’organiser facilitant la proposition, le débat et l’expérimentation de nouveaux instruments, moyens et modes d’action.

Les choix faits dans ce sens ont été influencés par plusieurs initiatives et évènements antérieurs. J’ai déjà cité un, des plus récents : les manifestations de Seattle, aux Etats Unis en 1999, pour contester l’Organisation Mondiale du Commerce – OMC. Elles avaient été une des premières actions altermondialistes de grande envergure, et ses participants avaient été mobilisés en réseau. Un peu avant, dans les années 90, le monde avait connu la rébellion des autochtones de Chiapas, au Mexique – les zapatistes – qui faisaient toute une critique des hiérarchies et du fonctionnement des partis. Plus avant, il y avait eu la rébellion mondiale de jeunes, qui s’est répandu dans plusieurs pays du monde en 1968 en s’opposant à des différents types d’autoritarisme. Et beaucoup plus avant encore, Ghandi avait proposé un principe d’action selon lequel l’objectif à atteindre est déjà le chemin pour l’atteindre.

Le Forum n’a pas été alors conçu comme un terrain réservé aux militants de toujours des partis politiques ; et encore moins comme une espace où se retrouveraient ceux qui discutaient ou suivaient ensemble telle ou telle autre directive spécifique, comme les « internationales » diverses que le monde avait connu. Il a été envisagé comme un espace de la société civile – ce nouvel acteur politique indépendant des partis – ouvert à tous ceux et celles qui, dans leurs organisations, cherchaient de nouveaux chemins pour tenter de régler les problèmes auxquels les peuples du monde faisaient face.

Dans l’organisation des activités à l’intérieur de cet espace rien ne devrait venir d’en haut, comme dans les sociétés manipulées et domestiquées, ni être imposé, de façon autoritaire. Les activités au Forum seraient toutes créés d’en bas et de dedans, par ceux mêmes invités à y venir, dans toute liberté et sans hiérarchies entre elles.

D’autre part, il fallait eriger comme principe dans l’organisation et le déroulement des Forums celui de la coopération, à la place de la compétition. Celle-ci est le principal moteur de la dynamique capitaliste mais, parmi ceux qui la combattent, elle les fait s’entre-détruire jusqu’à s’entre-tuer. La division n’interésse qu’aux dominants – il faut diviser pour dominer. Cette division, récurrente chez la gauche, ne sert qu’affaiblir ceux que luttent contre le système, étant donc à la racine des frustrations de cette fin de siècle. Il fallait donc mettre le Forum au service de la construction de l’union de ses participants et organisations.

Cet union permettrait alors le déploiement de la force énorme qui est celle de la société, par le fait que ses membres sont des travailleurs – capables d’arrêter les machines qui produisent et donc les profits de leurs propriétaires; consommateurs – capables de bloquer le mécanisme fondamental du capitalisme, celui de la transformation de l’argent en marchandises qui ne redeviendront de l’argent que si elles sont consommées; électeurs, qui élisent les dirigeants politiques et sont aussi capables de les destituer s’ils ne méritent plus leur confiance.

La surprise de l’accueil reçu

C’est ainsi que les organisateurs ont décidé de ne pas définir au préalable la thématique du FSM, en organisant de grands exposés pour lancer les débats. Le Forum économique de Davos était organisé de cette façon, tout comme la plupart des forums. Bien sûr, il fallait faire des invitations pour s’assurer de la présence d’intellectuels et d’activistes connus, pouvant attirer des intéressés à les entendre. Toutefois, il était plus important d’identifier l’ensemble des thèmes à discuter pour construire un monde de paix et de justice, et d’inviter les gens à venir présenter leurs luttes et expériences dans cette perspective, tout en organisant eux-mêmes, librement, leurs activités au sein du Forum. Cela a mené à la décision d’organiser un nombre limité de grandes conférences magistrales et d’ouvrir l’espace du Forum à des ateliers de débats, auto-organisés.

Là aussi une particularité brésilienne a influencé cette décision. En effet, une pédagogie d’éducation populaire née dans le pays () avait été adoptée par la grande majorité des mouvements sociaux du Brésil, de même que par l’Église catholique dans ses communautés ecclésiales de base – les CEBs (). Selon l’un des principes de cette pédagogie enseignants et enseignés apprennent toujours les uns des autres, à partir des divers types de connaissances dont chacun dispose. Cette méthodologie stimule donc la création de rapports d’horizontalité entre les participants de toute action collective.

L’invitation à proposer des ateliers auto-organisés a reçu une réponse très positive: le nombre d’ateliers inscrits a été dix fois supérieur à celui prévu par les organisateurs. Cet intérêt pour les ateliers s’est d’ailleurs largement confirmé dans les forums suivants. Aujourd’hui, l’auto-programmation des ateliers et activités de toutes sortes par les participants eux-mêmes est devenue une spécificité méthodologique des forums sociaux en général.

Une autre décision importante a été prise dans cette même perspective d’horizontalité: le refus de clôturer le FSM avec des déclarations ou motions concluantes, ayant la prétention d’exprimer des prises de position endossées par l’ensemble des participants afin de fournir à tous des directives « d’en haut ». En cela, le FSM serait semblable à celui de Davos qui n’a pas non plus de déclaration finale en tant que Forum. En fait, la possibilité ou le besoin d’arriver à une déclaration ou orientation commune à tous les participants le transformerait en un espace de dispute pour les faire approuver, comme les assemblées ou congrès de mouvements ou de partis. Ceci n’entraînerait que des manipulations si l’on considère le grand nombre de participants et la courte durée du Forum.

Ces deux choix combinés – l’auto-organisation d’activités et le refus d’entériner un document final unique – sont devenus de vrais piliers de la méthodologie adoptée, qui ont donné au FSM un grand pouvoir d’attraction. De nombreuses personnes se sont intéressées à venir en apprenant qu’elles disposeraient d’un espace pour échanger librement et en ayant la certitude qu’elles ne seraient pas « utilisées » pour servir des objectifs ou des stratégies qui ne seraient pas nécessairement les leurs.

Toutes ces options correspondaient en fait à des intuitions – pourrions-nous même parler de paris — qui se sont avérés très riches et qui ont d’ailleurs été approfondis dans les Forums ultérieurs. Les choix méthodologiques qui en ont découlé ont assuré au premier Forum Social Mondial un grand succès. En ayant attiré non seulement des participants d’autres régions du Brésil mais aussi de différents pays du monde, leur nombre a dépassé largement les attentes des organisateurs: ils s’attendaient à quelques 2500 personnes mais 20 000 sont venues.

Un espace autonome de la société civile

L’orientation de réserver le Forum aux organisations de la société civile s’est montrée, d’autre part, très opportune. En fait, leur émergence, depuis quelques décennies, comme des nouveaux acteurs politiques, autonomes vis-à-vis des partis et des gouvernements, était une réponse aux insuffisances de la démocratie représentative et à celles des partis comme seul instrument d’action politique. Mais, contrairement aux gouvernements et partis, cette société civile ne disposait pas d’espaces à elle – encore moins au niveau mondial – pour consolider les rapports entre les organisations qui la composent, et le Forum Social Mondial créait l’opportunité de disposer d’un tel espace.

Mais il fallait aussi le protéger des partis et gouvernements, habitués à utiliser la société civile pour réaliser ses propres objectifs. Les organisateurs ont ainsi introduit une clause restrictive au principe d’ouverture du Forum: ni parti politique en tant que tel, ni gouvernement ou institution intergouvernementale ne pourrait y inscrire des activités auto-organisées. Malgré cette restriction, des participants individuels ou venant d’organisations de la société civile, affiliés à des partis, pouvaient participer aux activités. Toutefois, leur participation ne reposant pas sur leur affiliation partisane, les partis ne pouvaient pas les utiliser pour faire de la propagande, dans le Forum, ou pour y introduire une dynamique compétitive, caractéristique des rapports partisans. Le même raisonnement s’appliquait en ce qui concerne la participation des gouvernements.()

La création de cet espace pour la société civile a permis d’autres découvertes. La fragmentation qui la caractérise et que diminue la force de l’ensemble est due à l’extrême diversité des organisations qui la composent, quant à leurs objectifs, dimensions, secteurs sociaux engagés, thématiques et rythmes d’action. Ce constat alors se combinait presque naturellement avec celui de la multiplicité et de l’extrême diversité des actions qui sont nécessaires pour construire un monde différent. Il fallait donc chercher à construire l’union sans vouloir homogénéiser le tissu de la société civile, comme les forces du « marché » cherchent à le faire avec les consommateurs, afin de diminuer les couts et de vendre le plus possible, dans la logique du système capitaliste. L’acceptation de la nécessaire multiplicité d’initiatives et le respect de la diversité ont été donc rapidement perçus comme un des principes fondamentaux du processus du FSM.

Ces principes, tout comme les rapports horizontaux en réseau – cet innovation organisationnelle expérimentée dans le monde depuis déjà quelques décennies – ont été reconnus comme étant le chemin alternatif pour construire l’union de la société civile, sans avoir besoin des structures hiérarchiques pyramidales traditionnelles des organisations politiques, syndicales et gouvernementales.

Forum espace et non mouvement

C’est à partir de tous ces choix que le Forum Social Mondial a finit par gagner effectivement, dans la pratique, un caractère d’espace ouvert (), mis à la disposition de tous ceux et celles qui croient qu’un autre monde est possible et qui décident de dépasser des barrières, des préjudices, des divisions, pour s’entraider, coopérer, et construire leur union.

En effet, cet espace leur permet de se rencontrer, de se reconnaitre, d’échanger des expériences, d’identifier des convergences, de s’articuler en réseaux dans l’horizontalité et le respect mutuel, pour lutter ensemble afin de promouvoir les valeurs d’une nouvelle civilisation, où les êtres humains seraient en harmonie entre eux et avec leur mère commune, la Terre.

L’organisation des Forums de ce type s’est montrée très riche particulièrement pour ceux qui s’en chargent. En entrant dans cette nouvelle pratique politique ils se rendent compte eux-mêmes des changements nécessaires dans leur façon de travailler. C’est ainsi que l’idée leur est venue de dire qu’ils étaient des facilitateurs d’un processus et non des organisateurs d’un évènement. Ce changement dans la façon de se voir à soi même n’est pas cependant toujours évident. Beaucoup parfois continuent à dire qu’ils sont les organisateurs ou les coordinateurs, ou même qu’ils sont eux-mêmes tel ou tel Forum social, comme si « leur » Forum était une organisation ou une entité à eux, et non un service collectif de création d’espaces ouverts. Mais c’est un mauvais début qui, quand il ne mène pas à la disparition de ces Forums, arrive à s’autocorriger.

L’adoption de la règle du consensus pour décider, à la place du vote par lequel c’est la volonté de la majorité qui emporte, a constitué un des éléments de cette vrai rééducation. Cette règle apprends à entendre. Si on n’a pas à convaincre les autres pour gagner leur votes, il faut chercher la vérité dite par l’autre et non ses erreurs, qui seraient à montrer à ceux qui iraient voter. On peut alors joindre la vérité de l’autre a notre vérité, pour construire une troisième vérité acceptable par tous. Il s’agit là, en effet, d’un processus très proche de ce qui nous apprend la sagesse séculaire des peuples originaires de tous le continents, d’avant l’invasion de leurs pays par la logique de l’accumulation de l’argent.

Les espaces ainsi créés dans le processus des FSM n’ont donc pas donné naissance à un nouveau mouvement, en compétition avec ceux qui existaient. Ils se sont finalement affirmés comme un instrument – option à laquelle je me suis déjà référé – pour aider tous ces mouvements à se renforcer mutuellement. Il se sont démarqués aussi comme des espaces incubateurs de nouveaux mouvements et d’autres initiatives possibles, reliés entre eux en réseau, dans la diversité des luttes nécessaires, à tous les niveaux, pour changer le monde.

La nécessaire expansion

Le succès du premier Forum avait automatiquement obligé ses organisateurs à se lancer dans un deuxième, et ensuite d’un troisième. Le nombre de participants s’était accru d’année en année : 50 000 en 2002, 100 000 en 2003. En 2004 un quatrième forum, avec 120 000 participants, a été organisé déjà en dehors du Brésil, en Inde (),un pays ayant une histoire et une culture bien différentes de celles du Brésil. De nouveau au Brésil en 2005, 150 000 personnes sont venues.

D’autres formats ont été également expérimentés, comme celui du Forum de 2006, décentralisé en trois capitales et sur trois continents, en Amérique latine, en Afrique et en Asie (). Il a eu aussi le format de la Journée mondiale d’action en janvier 2008, qui a eu lieu un peu partout à travers le monde, avec une grande diversité d’activités et de petites et grandes initiatives. En 2007, le premier FSM à s’être tenu en Afrique avait attiré un peu moins de participants, environ 70 000, à Nairobi, au Kenya (), mais le FSM de 2009 à Belém do Pará, au Brésil, a attiré de nouveau 150 000 participants.

Également, des forums-espaces à d’autres niveaux – régional, national et même local – et des forums thématiques ont commencé à être organisés un peu partout dans le monde, dès 2003. Et avant le prochain FSM de nouveau en Afrique, à Dakar en 2011, l’année 2010 verra plus de 40 forums ou rencontres de ce type se réaliser dans tous les continents.

Chaque FSM est différent méthodologiquement de l’antérieur. Ses organisateurs cherchent à tirer des leçons des autres déjà réalisés, tout en les adaptant à la realité de leurs pays ou regions, pour qu’ils puissent atteindre mieux, à chaque fois, leurs objectifs de permettre, dans les rencontres, la reconnaissance mutuelle qui dépasse des barrières artificielles et des préjugés, ainsi que les échanges : pour apprendre avec les savoirs des autres et “désapprendre” les pratiques anciennes hiérarchiques et de la compétition ; pour débattre des nouvelles idées et propositions vers une nouvelle société post-capitaliste ; pour identifier des convergences entre ce que tous font ; pour bâtir des nouvelles alliances, dans le respect de la diversité et dans le besoin de la multiplicité d’actions ; pour lancer des nouvelles actions, sans créer des nouvelles pyramides qui provoquent toujours des luttes pour le pouvoir concentré á leurs sommets.

Mais pour réaliser les Foruns ce ne sont pas les services de professionnels de la promotion de rencontres qui sont utilisés. Ils sont à la charge des organisations de la société civile de chaque pays ou local ayant décidé de faire face à ce défi, sans aucune expérience antérieure de ce type. Il y a donc toujours de la place pour des improvisations, qui sont ressenties par plusieurs comme mauvaise organisation. Ces insuffisances, qui exigent de la créativité et de la capacité d’adaptation des participants des Forums, basées sur la confiance mutuelle et la solidarité, deviennent en fait presque une de leurs marques – ou leur « culture ». Cette dynamique finit par résoudre les problèmes qui surgissent, puisque tous se voient comme des corresponsables de cette construction collective. Et sa réussite crée une ambiance de joie, bien différente de celle habituelle dans des rencontres politiques, chargées de tensions dues à la méfiance et aux contrôles mutuels. En fait cette créativité et cette corresponsabilité sont d’ailleurs aussi des conditions nécessaires pour ouvrir des chemins inconnus vers un monde nouveau, et fait donc partie de la nouvelle culture politique en construction.

La Charte de principes et le Conseil international du FSM

La création de ces multiples espaces à travers le monde et à différents niveaux ne pouvait évidement pas dépendre de ceux et celles qui ont réalisé le premier FSM au Brésil. Les huit organisations brésiliennes qui en étaient responsables avaient déjà invité les organisations sociales d’autres pays à organiser des forums de même type, là où ils pourraient être utiles. En accord avec le principe de l’auto-organisation adopté au FSM, ces autres forums sociaux seraient de la responsabilité des organisations locales ayant pris cette initiative. Là aussi, il y avait une différence par rapport aux rencontres de Davos ou les rencontres de suivi du FÉM. Celles-ci sont programmées et organisées par une grande entreprise disposant de beaucoup de ressources – chaque participant doit payer des milliers de dollars, tandis que lors des FSM, les couts d’inscription des participants sont presque toujours symboliques.

Mais comment assurer que les autres forums du processus FSM aient le même succès que le premier, réalisé en 2001? Les huit organisations brésiliennes avaient déjà devant elles ce défi pour la réalisation du second Forum à réaliser à Porto Alegre. Elles ont alors élaboré, tout de suite après le premier et à partir de ses leçons, une Charte de Principes. Elle servirait de « mode d’emploi » pour leur nouveau défi. Elle pourrait alors également orienter ceux et celles ayant décidé de se lancer dans l’aventure de la création de nouveaux espaces ouverts du même type.

Un des principes fondamentaux de cette Charte était l’affirmation de ce qu’il n’est pas un lieu de lutte pour le pouvoir, ce qui est à la racine de la division. Un deuxième, aussi important a été celui du respect de la diversité : tous les types de diversité – des culturelles ou sociales jusqu’au niveau et rythme d’engagement de chacun.

Le succès du deuxième et du troisième FSM réalisés en 2002 et 2003 à Porto Alegre selon cette Charte a constitué une preuve tangible de la validité de ses principes. La sagesse de son contenu a été ensuite confirmée par le succès des autres Forums organisés ensuite.

Son acceptation, spécialement en dehors du Brésil, n’a pas été, cependant, automatique ni facile, étant donné qu’elle innovait dans plusieurs aspects des pratiques politiques courantes. Peu à peu, toutefois, la Charte a été adoptée par un nombre croissant d’organisations qui se sont intégrées au processus des forums sociaux.

Les organisations brésiliennes ont aussi invité plus d’une cinquantaine d’organisations de différents pays, après le premier Forum, à constituer un Conseil international (CI) pour les appuyer dans la suite de leur démarche. Elles ont alors présenté la Charte de Principes à ce Conseil, qui l’a approuvée. Cette Charte est ainsi devenue une référence de base pour tout forum voulant s’intégrer aux FSM. Et le Conseil, aujourd’hui composé par autour de 130 organisations internationales, cherche a assurer la continuité de ce qui est déjà devenu – en fait et non seulement en tant que souhait – un processus continu d’articulations croissantes et multiples d’individus et d’organisations de la société civile du monde entier, appuyés ou non dans les évènements « forums », vers l’émergence d’une société civile planétaire.

Une nouvelle culture politique, un nouveau bien commun de l’humanité

Les organisateurs brésiliens se sont peu à peu rendus compte qu’ils participaient en fait à une « invention politique » (). Les orientations qu’ils ont adoptés ne sont pas toutes entièrement mises en œuvre lors de l’organisation de forums sociaux un peu partout à travers le monde.

Toute nouvelle culture politique se construit peu à peu, exigeant à la fois tant des nouvelles structures comme des changements personnels, à l’intérieur de chacun qui participe au processus, dans une perspective d’auto-formation. Mais cette construction se poursuit.

En resumant, ces orientations étaient les suivantes:- l’horizontalité dans les rapports entre participants ;- le refus d’un document final unique ; – l’auto-organisation des activités selon le rythme et la forme choisis par chacun ; – le respect de la diversité ; – l’ouverture de l’espace ; – la promotion de la multiplication des initiatives de tous genres ; – la possibilité de débattre d’enjeux politiques dans une ambiance de célébration plutôt que dans la dispute permanente et parfois cruelle, même entre alliés ; – la confiance mutuelle ;- la recherche constante de la transparence absolue ; – la discipline par conviction et non par obéissance à des commandements ; – la disposition à être au service des espoirs collectifs au lieu de lutter de façon permanente pour différents types de pouvoirs personnels ou de groupe ; – l’acceptation des insuffisances des autres et de ses propres limites ; – l’organisation en réseau où tous sont corresponsables tout en exerçant différentes fonctions plutôt que des structures pyramidales hiérarchiques pas toujours démocratiques ; – la prise de conscience de l’insuffisance des partis pour avancer dans la lutte politique ; – le dépassement de l’action politique qui se limite aux manifestations dans les rues.

Voilà en effet un ensemble de comportements et de perceptions peu communes dans le monde de l’action politique, jusqu’au surgissement des Forums Sociaux Mondiaux. Cette nouvelle culture politique, perçue comme le seul chemin pouvant mener effectivement à l’« autre monde possible », est sans doute en train de contribuer à la consolidation d’une éthique qui puisse assurer la continuité de l’espèce humaine et de la planète, dans la justice et dans la paix.

La dimension qui a pris le processus du FSM et les perspectives qu’il a ouvert posent cependant, et toujours, de nouveaux défis. Nous pouvions déjà reconnaitre que le FSM n’appartient et ne peut appartenir à personne, à aucun groupe, à aucun courant ou parti politique, et à aucun type d’organisation de la société civile en particulier. Nous pourrions peut-être même déjà affirmer que le processus FSM – comme une série de « places publiques » ouvertes de temps en temps partout dans le monde et comme des articulations qui s’ensuivent – est devenu un nouveau Bien Commun de l’Humanité, tout comme d’autres Biens Communs tel que l’eau, la terre, les connaissances, les cultures, le patrimoine génétique ou la santé. ()

Le Manifeste pour la Récupération des Biens Communs, qui a été une des propositions présentées lors du FSM 2009, à Belém au Brésil, faisait un appel à la lutte pour les « déprivatiser » et les « démarchandiser », en opposition à la tendance imposée par la logique capitaliste. Nous devons encore découvrir la meilleure façon de gérer ces Biens Communs, afin d’assurer leur protection au service de tous et leur continuité dans le temps, sans qu’ils s’épuisent. Ce même défi se pose actuellement au Conseil international (CI) du FSM, chaque fois que celui-ci doit réfléchir et décider des suites à donner au processus des Forums. Espérons que l’imagination et les intuitions qui ont pu, jusqu’à présent, l’alimenter, puissent permettre de continuer à trouver les bons chemins à parcourir.

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