Partie 1 : Se déconnecter de l’agenda électoral car il éloigne de la lutte
Les élections comme tribune ?
La participation au jeu électoral, même dans une moindre mesure, modifie les comportements des militant-e-s : source de notoriété, de financement, elle devient vite indispensable à tout appareil, et entraîne un glissement du « radicalisme » à l’intégration institutionnelle et gestionnaire. Qui plus est, les élections cantonnent les individus dans la consommation, dans le choix « du bon candidat », du « bon maître », légitiment le rapport dirigeants/dirigé-e-s et produisent des effets d’adhésion ou d’opposition qui n’ont aucune traduction sur le terrain des luttes.
La dynamique électoraliste a également tendance à enfermer les interventions des actrices et acteurs du mouvement social dans une logique institutionnelle : les mouvements sociaux sont limités à la sphère du groupe de pression, du lobby, au terrain de recrutement pour le parti… Tout l’effort est orienté vers la logique institutionnelle : les réseaux syndicaux, associatifs sont sollicités dans ces « aventures » sans autres lendemains que le renforcement des partis les composant et des appétits politiciens de tel ou telle.
Résultat : des inévitables divisions, des énergies focalisées sur des échéances qui n’ont aucune incidence significative sur la vie quotidienne des millions de travailleuses et travailleurs avec ou sans emploi. Il est d’ailleurs significatif qu’une telle énergie n’ait jamais été mis au service, par exemple, de la préparation d’une grève générale interprofessionnelle, ne serait-ce que sur des revendications immédiates du type hausse des salaires, baisse du temps de travail, etc.
Quitter le terrain du spectacle pour le rapport de force réel, voilà qui n’est vraiment possible qu’en rompant définitivement avec la participation électorale, en refusant toute influence politicienne même des partis « révolutionnaires » dans les mouvements sociaux.
Or, plus tel ou tel parti « révolutionnaire » progresse électoralement, plus il s’appuie sur cette pseudo-légitimité dans les mouvements sociaux pour les instrumentaliser à ses fins.
Les perspectives électoralistes : agent démobilisateur des luttes
Certains échecs du mouvement social et syndical à s’opposer aux différentes grandes contre-réformes (retraites, code du travail, etc.) peuvent s’expliquer en partie par son attachement à l’électoralisme.
L’exemple de 2010 est à cet égard parlant : l’opposition à la contre-réforme des retraites était numériquement importante, des secteurs clés de l’économie en grève, des volontés de blocage de l’économie présentes, et on pouvait espérer une réelle confrontation avec le pouvoir pour gagner cette lutte. Une part non négligeable des militant-e-s de la gauche « antilibérale » influente dans les réseaux syndicaux a, elle, joué l’agenda électoral : la nécessaire lutte pour gagner s’est muée en manifestations d’opinion pour préparer l’alternance de 2012… on a vu pour quels résultats !
De la même façon, le réveil salutaire, mais tardif et partiel de l’opposition contre la loi travail ne doit pas faire oublier l’apathie du mouvement social lors des 4 premières années du quinquennat de Hollande, malgré les mauvais coups qui ont plu (ANI, loi Macron, etc.).
Là aussi, la logique électoraliste a largement pesé : il est compliqué pour des militant-e-s syndicaux, politiques et révolutionnaires d’être crédibles dans des appels à mobiliser contre un gouvernement qu’ils/elles ont contribué à faire élire, et présenté comme le rempart (même le moins pire) au rouleau compresseur libéral Sarkozy…
Nous avons payé les appels à « barrer la route à Sarkozy » et donc à voter Hollande au soir du premier tour de 2012 de toute la gauche (NPA compris). Donner une part de légitimité à ceux qui nous gouvernent éloigne mécaniquement de la lutte à mener sur le terrain social.
Contrairement à ce que supposent les positions d’une bonne partie de l’extrême-gauche, on ne peut donc pas à la fois appeler à voter pour faire barrage et espérer en parallèle des mobilisations sociales d’ampleur. C’est ignorer la puissante force d’inertie du système électoral que même les plus beaux discours révolutionnaires ne peuvent changer. C’est, in fine, retarder encore davantage la possibilité d’auto-organisation de la majorité des travailleurs et des travailleuses : une perspective alléchante mais encore très éloignée de nous à l’heure actuelle.
Raison de plus pour garder le cap et ne pas s’attarder dans les querelles politiciennes !
Partie 2 : Changer les façons de décider pour lutter contre le capitalisme ET lutter contre le capitalisme pour changer les façons de décider
D’autres envies de faire de la politique
On perçoit dans les mouvements sociaux comme celui contre la Loi Travail et son monde, une aspiration à contrôler ses luttes, à décider à la base. Les différents collectifs, AG et Nuits debout qui ont fleuri durant le printemps sont certainement les témoins de ce phénomène et ont porté une forte critique de la non représentation de la population par les politicien-ne-s. Avec une volonté de s’organiser autrement, de façon plus horizontale, nous avons renoué avec des formes intéressantes de solidarité de classe.
Cette aspiration offre de réels points de convergence avec des éléments (démocratie directe, fédéralisme) dont le projet anarchiste est porteur.
Cette situation, relativement inédite, doit fournir l’occasion au mouvement social dans sa globalité de prendre du recul, de tirer des bilans, dans le but de rénover ses pratiques.
Hors du mouvement social par ailleurs, des initiatives citoyennes voient le jour pour restreindre l’accaparement du pouvoir par les élus. Le fonctionnement de la municipalité de Saillans1 dans la Drôme, qui repose sur la participation des habitant-e-s aux décisions et à leur mise en œuvre, ainsi que sur une équipe municipale collégiale, est à ce titre révélateur de ce besoin d’une meilleure représentation de la population, et montre qu’il existe d’autres manières de s’organiser, d’autres manières de prendre des décisions que la simple délégation de pouvoir.
Mais ces expériences, si elles ne manquent pas d’intérêt, ne peuvent constituer la voie vers un changement social émancipateur en profondeur. En dehors des limites légales et du périmètre restreint des compétences municipales, ces initiatives ne traitent pas de façon centrale les questions économiques et sociales : la loi Travail par exemple et plus globalement les effets du capitalisme (chômage, misère, précarité, inégalités) s’appliquent de la même façon à Saillans qu’ailleurs.
Pas de débouchés politiques au mouvement social : une chance à saisir
L’absence de débouchés politiques crédibles pourrait représenter une opportunité de réappropriation et d’auto-organisation de la vie politique.
Mais des militant-e-s et individus sincères risquent d’être tenté-e-s par l’édification d’un nouveau parti pour faire de la politique autrement, sur des bases « vraiment » de gauche : France insoumise, Nouvelle donne, Parti pirate, Podemos en Espagne, volonté de prolonger les Nuits Debout sur le terrain électoral, les exemples et les possibilités ne manquent pas…
Rappelons que toutes les expériences précédentes (notamment les Collectifs Unitaires Anti-Libéraux créés dans la dynamique du NON au traité constitutionnel européen) ont débouché sur des divisions ou de l’institutionnalisation.
Pour rester sur l’exemple des CUAL, le regroupement initial de l’opposition à l’Europe libérale s’est rapidement transformé en foire d’empoigne pour savoir s’il fallait soutenir Bové, le NPA, le Front de gauche ou rester indépendant… beaucoup de perte d’énergies et aucune modification du rapport de force face aux dirigeant-e-s.
Les discours sur la nécessité de changer de République en adoptant la 6ème, ceux appelant à un processus de création d’une nouvelle constitution, restent dans le schéma où un changement d’organisation politique déconnecté d’un processus révolutionnaire pourrait réellement améliorer nos conditions de vie. Ces (fausses) perspectives ont eu un certain écho chez des participant-e-s aux mouvements sociaux, car elles se nourrissent de la légitime aspiration d’être mieux représenté-e-s. Elles constituent pour nous une chausse-trappe à éviter absolument.
Limiter son action à la nécessaire tâche de repenser une organisation politique réellement démocratique entraîne une dynamique où sont laissées de côté la bagarre à mener sur le champ économique et la nécessité d’un changement révolutionnaire pour mettre fin à la propriété privée des moyens de production.
Car nous ne pensons pas qu’un changement social profond puisse déboucher d’une phase révolutionnaire transitoire de type étatique, qu’elle se fasse à travers un homme providentiel ou bien un groupe aux allures populaires.
Les exemples récents de Syriza en Grèce ou de Podemos en Espagne ont montré leurs limites quant à un changement social, et, pire encore, leur pouvoir d’assèchement et de division sur le terrain de la contestation sociale.
En effet, l’intégration aux institutions a toujours eu un effet paralysant pour les partis de gauche ayant joué le jeu politicien, avec son lot de renoncements idéologiques et d’acceptation – ou de renforcement – des inégalités.
Plus globalement, des premiers partis socialistes à Syriza et Podemos, en passant par le programme commun de la gauche porté au pouvoir en France en 1981, 150 ans de réformisme ont démontré l’incapacité de celui-ci à sortir du capitalisme.
Nos conquêtes sociales n’ont pas été obtenues grâce à l’État mais bien, par nos luttes. Et lorsque le rapport de force baisse, l’État est l’agent de la régression sociale à travers ses lois anti-sociales, ses privatisations et sa répression.
Partie 3 : Pour gagner, pour bâtir une autre société, le mouvement social doit s’auto-organiser !
Plus de temps à perdre, plus de divisions
Les revendications sur le terrain social nous unissent, les stratégies électoralistes, elles, nous divisent. Nous devons rompre avec la logique électoraliste qui ronge de l’intérieur nos luttes sociales et qui les empêchent d’aller au bout de leurs démarches revendicatives. Guerres, accroissement des inégalités, pauvreté, menaces sur notre environnement, violences racistes et sexistes, il y a urgence à rompre avec ce système mortifère qu’est le capitalisme.
Notre projet comme nos actions au sein des luttes sociales doivent donc tendre à ne pas déconnecter la nécessité de lutter avec les façons dont la lutte est menée. Au sein de nos lieux de vie, des syndicats, des comités, des collectifs, des Assemblées Générales, des Nuits Debout, nous devons nous efforcer de diffuser des pratiques d’organisations horizontales, en démocratie directe. Ces pratiques que nous diffusons aujourd’hui au sein des luttes doivent être un appui pour faire fonctionner la société de demain sur une base égalitaire et libertaire. Si la tâche est vaste, elle nous paraît plus réaliste et plus constructive que les revendications pour obtenir une 6ème république, une nouvelle constitution ou que mettre un bulletin dans l’urne …
Lier les questions sociales et celles de l’organisation politique
Le problème est selon nous moins dans un changement de discours à avoir que dans un changement de méthode : le mouvement social doit être porteur des luttes ET d’un projet de société alternatif au capitalisme. Il ne doit plus se restreindre à mener des luttes et déléguer les orientations globales aux politicien-ne-s.
Le mouvement syndical est largement typique de cette division des tâches ; au syndicat les revendications quotidiennes et immédiates, aux politicien-ne-s la clé de la menée de la société. Pour gagner de nouveau, nous devons en finir avec cette logique et renouer avec l’esprit du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarcho-syndicalisme, et globalement de la première internationale ouvrière qui affirmait que « l’émancipation des travailleuses et des travailleurs sera l’œuvre des travailleuses et des travailleurs elles/eux-mêmes ».
Si on ne veut pas déléguer aux politicien-ne-s une vision politique globale, le mouvement social doit se réapproprier un discours et des pratiques pour changer la société et l’administrer directement sans l’État. Et pour cela, rompre avec l’électoralisme… Le seul vote « révolutionnaire » reste celui qui décide la grève et les luttes dans les assemblées générales et les syndicats, qui se traduit par une convergence des résistances au capitalisme et à l’État, hors et contre les institutions.
Ce refus de participer au jeu électoral n’est pas une position dogmatique mais bien une volonté de proposer une alternative, de proposer une autre société basée sur la participation la plus collective et anti-autoritaire possible au processus de décision, sur l’autogestion de nos actes et nos luttes pour aboutir à une société égalitaire.