par Rachel Knaebel, Basta! Mag – Plus de 5,5 millions de Syriens ont dû fuir leur pays depuis 2011. Des dizaines de milliers ont trouvé refuge en Allemagne, parmi lesquels de nombreux écrivains, musiciens, journalistes, blogueurs, cinéastes ou artistes. Certains d’entre-eux ont créé un média en ligne publié à la fois en arabe et en allemand, dédié à la littérature, aux idées, aux arts et à la culture des mondes arabophones et germaniques. Leur objectif ? Rendre visible la richesse et le dynamisme culturels de la diaspora syrienne, palestinienne, irakienne ou libanaise, et favoriser les échanges et la compréhension entre les sociétés. Rencontre.
Fady Jomar est arrivé il y a deux ans et demi en Allemagne, après une première étape de son exil passée au Liban. Ce Syrien de 39 ans vit maintenant à Berlin, où il travaille comme cuisinier dans un restaurant de cuisine arabe. Mais ce n’est pas sa profession d’origine. Fady est écrivain, poète, auteur de textes de chansons. Il est même l’auteur de l’adaptation d’un opéra monté en 2016 au festival français d’art lyrique d’Aix-en-Provence, intitulé KalÎla wa Dimna. « Le spectacle a tourné en France et au Maroc », se réjouit Fady. Nous sommes samedi. Dans quelques heures, il doit prendre son service au restaurant.
Activiste féministe, Dina Aboul Hosn est quant à elle la vice-présidente d’une association des journalistes syriens. Elle vit en Allemagne depuis plus de deux ans, et a eu la chance de trouver du travail dans l’une de ses spécialités professionnelles : « Je suis ici traductrice arabe-anglais pour une ONG. »
« Berlin est devenu le point de chute principal des intellectuels syriens »
Fady et Dina ont un autre point commun : ils font tous deux partie de l’équipe de Fann magazin, un nouveau média en ligne publié depuis décembre 2017, qui présente l’originalité d’être à la fois en langue arabe et en allemand. Fann (qui signifie « art » en arabe) est intégralement consacré à la culture, aux idées, à la littérature, au cinéma et aux arts du monde arabophone.
Ramy Al-Asheq, un Syrien-Palestinien de 29 ans, est l’un des fondateurs de Fann magazine. « L’Allemagne, et notamment Berlin, sont devenus le point de chute principal des intellectuels syriens et des locuteurs arabes en exil. Avant c’était Paris, mais ce n’est plus le cas », dit le jeune homme. Comme lui, Fady ou Dina, nombre d’écrivains, de cinéastes, d’activistes syriens ont trouvé refuge en Allemagne face à la répression et au conflit qui ravagent leur pays. Cette véritable diaspora d’artistes et d’intellectuels tente de continuer à créer et à écrire. (photo ci-contre : Dina Aboul Hosn)
Écrivain et journaliste, Ramy Al-Asheq est arrivé en 2014. Activiste dès les premières heures de la révolution, il a dû fuir la Syrie, d’abord vers la Jordanie où il a publié son premier recueil de poésie. Puis vers l’Allemagne, grâce à une bourse pour écrivains. Depuis, il a publié deux nouveaux ouvrages, et lancé deux journaux. En 2015, c’était un premier magazine papier, intitulé Abwab (« Portes » en arabe). Le mensuel, publié en arabe avec quelques pages en allemand, était d’abord destiné aux réfugiés arabophones qui venaient d’arriver outre-Rhin.
« On parle toujours de nous, les réfugiés, mais personne ne nous écoute et personne ne nous parle »
« C’était le premier journal en langue arabe publié en Allemagne, précise Lilian Pithan, une journaliste allemande qui a fait partie de l’équipe d’Abwab, et qui est de celle de Fann magazin. Il fallait un journal papier parce que nombre de réfugiés qui vivent dans les foyers n’ont pas accès à Internet. » « Le but était d’avoir une voix à nous, parce qu’on parle toujours de nous, les réfugiés, mais personne ne nous écoute et personne ne nous parle. C’était nécessaire de créer cette plateforme », ajoute Ramy Al-Asheq.
Abwab était publié par un éditeur britannique. « L’an dernier, un conflit avec la direction a poussé l’équipe à partir, raconte Lilian. Le journal contenait beaucoup d’informations pratiques, des explications sur la manière dont les choses se passent en Allemagne. » Mais le canard s’est trouvé victime du contexte. Des personnes ont craint que les pages ne contiennent des appels au terrorisme, ou contre les droits des femmes. Certains ont écrit au journal pour demander la traduction systématique des titres des articles. (photo ci-contre : Lilian Pithan)
« Je ne peux pas accepter d’être stigmatisé à cause de ma langue »
« En fait, nous publiions beaucoup de textes sur et en faveur des droits des femmes !, poursuit Lilian. Les gens avaient peur de la langue arabe en elle-même. Tout cela ne serait jamais arrivé si le journal avait été en portugais, par exemple. » La direction du journal finit par demander à ce que l’ensemble des titres soit traduit.
« Je ne peux pas accepter d’être stigmatisé, accusé de constituer un problème de sécurité simplement à cause de ma langue, s’indigne Ramy Al-Asheq. Pourquoi avons-nous quitté notre pays ? Pourquoi des centaines de milliers de personnes y sont-elles torturées et assassinées ? Pour la liberté et pour la dignité. » Finalement, la totalité de l’équipe d’Abwab quitte le journal de manière solidaire, et se lance dans la création de Fann Magazin.
Dina et Lilian: