La guerre à la drogue est inefficace et la prohibition engendre de nombreux problèmes. Les partisans d’une autre approche dénoncent la criminalisation des usagers et prônent une réglementation pour limiter le trafic et les risques pour les usagers.
« La prohibition n’a pas fonctionné, elle a des conséquences dramatiques, et le marché est toujours énorme ». Marie Nougier, membre de l’Idpc (Consortium international sur les politiques des drogues) fait le même constat que tous ceux qui s’intéressent à la question. La « guerre à la drogue »[1] n’a pas atteint ses objectifs. Son bilan est désastreux sur le plan sanitaire, la drogue est encore plus disponible et la consommation n’a pas baissé. La prohibition augmente les risques pour les usagers et coûte très cher, en argent public comme en vies humaines. Elle ne parvient pas à freiner un trafic extrêmement rentable, qui assure la fortune de quelques groupes criminels et apporte une pseudo paix sociale là où il peut assurer un peu de revenus à ceux qui n’ont guère d’autres choix.
Partout dans le monde, des millions de personnes sont envoyées en prison au nom de la lutte contre la drogue, dont beaucoup de consommateurs, de petits producteurs ou de revendeurs. « C’est plus facile d’arrêter les mules qui passent les frontières avec de la drogue que des hauts trafiquants. Au Costa-Rica, en Argentine, au Brésil, au Mexique, entre 70 et 80 % des femmes en prison le sont pour trafic de drogue. Elles s’y sont engagées parce qu’elles n’avaient pas d’autres options. Elles sont souvent seules, avec plusieurs enfants à charge et sans diplôme. Et ce n’est même pas efficace puisque quand elles sont incarcérées, elles sont immédiatement remplacées par d’autres. D’une manière générale, les politiques des drogues se concentrent sur les personnes les plus vulnérables », indique la représentante de l’Idpc, qui fédère des ONG pour peser auprès des plus hautes instances avec un message : « favoriser un débat ouvert sur les questions de politique des drogues et promouvoir une approche nationale et internationale plus humaine et efficace. »
Le mythe d’un monde sans drogues
Les faits ayant tendance à prouver que la répression cause davantage d’effets négatifs que positifs, celle-ci commence à être remise en cause. Le débat revient régulièrement en France autour de la question du cannabis par exemple (voir article prochainement mis en ligne), mais les effets désastreux de la prohibition se ressentent de manière encore plus flagrantes dans certaines zones d’Amérique latine. Les cartels, les opérations policières ou militaires y instaurent un climat de peur et de très grande violence pour le contrôle du trafic. La corruption est généralisée et la production de drogue est loin d’avoir été éradiquée, même si certaines cultures traditionnelles de coca sont détruites sans que les paysans ne puissent trouver d’alternatives.
Pour faire face à ces problèmes, le Guatemala, le Mexique et la Colombie ont demandé en 2012 la tenue d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies (Ungass) consacrée à la drogue. L’initiative a été soutenue par 95 États et a débouché sur l’Ungass d’avril 2016. Plusieurs présidents ont pu porter leurs revendications devant l’Assemblée de l’ONU à New-York, dénoncer le mythe d’un monde sans drogue et appeler les pays les plus consommateurs à faire des efforts pour réduire chez eux la forte demande de stupéfiants plutôt que de porter une guerre inutile et dévastatrice sur les zones de production. Ils ont également rappelé l’importance d’un pan négligé de la politique internationale en matière de drogues : permettre une utilisation des substances classées illicites pour la médecine et la recherche. Le développement de la filière médicale profiterait à la fois aux producteurs d’opium, de coca et de cannabis, et aux malades, en facilitant l’accès aux anti-douleurs, qui sont loin d’être disponibles partout [2].
Les acteurs d’un changement de politique des drogues plaçaient beaucoup d’espoir sur l’Ungass, mais la déclaration finale, négociée en amont et ratifiée avant l’ouverture des débats, en a déçu beaucoup. La logique répressive n’est pas encore remise en cause dans le texte, même si elle est de plus en plus abandonnée sur le terrain. Le Canada a ainsi fait preuve d’audace en annonçant à l’Ungass qu’il s’apprêtait à légaliser le cannabis, une décision contraire aux conventions internationales. Cette réunion a sans doute posé les bases de l’avenir des politiques des drogues, avec un rendez-vous fixé pour un prochain Ungass en 2019, qui s’annonce décisif. « L’Ungass de 2016 a été un tournant majeur, cela a abouti à la rupture du consensus de la guerre à la drogue », estime Anne Coppel, sociologue et militante de longue date de la réduction des risques, en opposition à la doctrine de la guerre à la drogue et aux toxicomanes.
Réduire les risques
« La réduction des risques, c’est l’idée que l’on était bien obligé de coexister avec les drogues, et qu’il fallait le faire avec le moins de risques et de dommages possibles. Ça ne veut pas forcément dire que l’on va mettre toutes les drogues en vente libre, mais qu’il faut rechercher des réponses pragmatiques, avec le moins de conséquences nuisibles possibles », explique Anne Coppel. En France, elle a été acceptée dans la douleur pour faire face à l’épidémie de Sida. Dans les années 1980 et jusqu’au début des années 1990, il était presque impossible pour les usagers de drogues injectables de se procurer des seringues. Certains craignaient un encouragement de la consommation, jugeaient que les toxicomanes ne seraient pas réceptifs aux messages de prévention, ce qui s’est révélé faux. Mais pendant ce temps, des gens mouraient de se partager les aiguilles. Le sida et les overdoses étaient les premières causes de mortalité des jeunes de 18 à 33 ans en Île-de-France en 1994. Des programmes d’échanges de seringues ont été mis en place cette même année, et les traitements de substitution sont disponibles depuis 1996. Il y a encore des réticences, mais l’idée que les usagers de drogues ont aussi le droit de protéger leur santé est acceptée. La réduction des risques a considérablement ralenti le nombre de contaminations et permis de sauver de nombreuses vies.
Sortir du discours moralisateur
« Le problème que l’on a, c’est que la prise de conscience se situe uniquement autour de la santé publique. On a médicalisé une partie du système, parfois au détriment d’un discours éclairé sur les drogues », observe Fabrice Olivet d’Asud, une association qui a porté la réduction des risques et qui édite depuis 1992 un magazine à destination des usagers de drogue. « Les addictologues gardent un discours moralisant et stigmatisant. Quand ils voient un jeune qui consomme des opiacés, quelquefois de manière assez récente, ils ont tendance à lui prescrire des traitements de substitution extrêmement addictifs. Certains restent avec la méthadone ou le subutex pendant 10-20 ans, voire toute leur vie, parce qu’ils ont été mal diagnostiqués. On a milité pour la substitution, mais maintenant qu’elle existe, nous sommes arc-boutés pour lutter contre le tout substitution. »
Il estime que la dépendance aux opiacés doit être traitée médicalement, mais fait une distinction entre différents types de consommations de drogues. « Il y a une majorité d’usagers, une petite minorité d’abuseurs et une toute petite minorité de dépendants. Ce triptyque est validé scientifiquement et c’est valable pour tous les produits. L’alcool est une drogue dure sur le plan pharmacologique et elle ne génère qu’une petite minorité de dépendants. Dès que l’on parle de drogue illicite, l’usage simple n’est jamais évoqué ». Il souligne également que lorsque les consommateurs de drogues ont des problèmes avec les institutions publiques, c’est plus souvent avec la police et la justice qu’avec l’hôpital.
Un accès différencié selon les produits
Si la consommation de drogue accompagne l’humanité depuis ses origines (voir interview à paraitre également) et que son éradication paraît impossible, il est assurément plus pertinent de consacrer son énergie à la prévention plutôt qu’à la répression. C’est ce message que veulent faire passer Asud, l’Idpc et un grand nombre d’autres organisations qui s’élèvent pour demander la décriminalisation de l’usage de drogues et une réglementation des ventes. « Pour nous, l’idéal est un usage récréatif, une consommation contrôlée en opposition à la notion de dépendance. En fonction de cet idéal, on doit organiser une politique de drogue, comme avec l’alcool », défend Fabrice Olivet. « Nous sommes pour un accès différencié selon les produits, en fonction des risques pour la santé, de la demande telle qu’elle existe et de la facilité avec laquelle on maîtrise les usages », ajoute-t-il.
C’est aussi l’avis de la Commission globale en matière de drogues, composée d’anciens chefs d’État et de Kofi Annan, l’ancien secrétaire général des Nations Unies. Dans un rapport [3], elle affirme qu’à « long terme, les marchés des drogues devraient être régulés par des autorités gouvernementales responsables. (…) Ultimement, il s’agit du choix de confier le contrôle aux gouvernements ou aux bandits ; il n’existe pas de troisième option, dans laquelle les marchés des drogues disparaîtraient ». Pour la Commission, une telle mesure ne serait pas si difficile à mettre en œuvre par des gouvernements habitués à tout réglementer. Le cadre légal devra judicieusement « encadrer la consommation dans la diversité des drogues, des populations et des environnements. Comme en matière d’alcool – les spiritueux ne sont pas réglementés comme la bière –, il est à prévoir que plus une drogue est dangereuse, plus son contrôle sera strict ». Il n’est pas question de faire l’apologie de ces substances, mais de prendre conscience que leur réglementation réduirait de fait les trafics et limiterait la dangerosité supplémentaire liée aux produits de mauvaise qualité, d’une puissance inconnue ou tout simplement à un manque d’information.
Contrôle social
Pour les partisans de la décriminalisation et d’un processus de légalisation, la consommation de drogue est une affaire personnelle autant qu’un enjeu de société et de santé publique. Son usage ne devrait pas être puni par les pouvoirs publics tant qu’il ne cause pas de dommages à autrui, mais plutôt accompagné, pour que les choses se passent le mieux possible. De plus, nombreux sont ceux qui dénoncent l’autre facette de la répression anti-drogue : le contrôle social. « Il a été démontré que la politique anti-drogue aux États-Unis a été initiée dans une volonté de contrôler les populations noires et les opposants à la guerre du Vietnam dans les années 70. Si on était honnêtes, et que l’on remplace noirs par noirs et arabes en France, on se rendrait compte que l’on aurait sans doute des résultats qui seraient voisins, si ce n’est similaire », dénonce Fabrice Olivet. « Avec les politiques de guerre à la drogue, il y a des violations permanentes des droits humains. C’est un peu tabou, les militants qui dénoncent ça n’osent pas parler de drogues, alors qu’elles sont au cœur des abus policiers, des fouilles, des harcèlements », renchérit Anne Coppel .
Texte: Guillaume
Dessins : Marie Minary
1. Le concept de « guerre à la drogue » a été énoncé par le président Richard Nixon en 1971, qui considérait la drogue comme « l’ennemi public numéro un ».
2. Selon l’Onu, trois quarts de la population mondiale n’a pas un accès suffisant aux médicaments antidouleurs à base d’opiacés, comme la morphine ou la codéine.
3. Reprendre le contrôle, sur la voie de politiques efficaces en matière de drogue. 2014, Global Commission on drug policy.
Cet article a été initialement été publié dans le petit dossier consacré aux drogues paru dans Lutopik #15. Pour le commander, ou vous abonner, c’est ICI.