C’est une première en Égypte depuis le vote, en 2018, de la loi censée lutter contre la cybercriminalité. Cinq femmes devenues célèbres grâce aux réseaux sociaux ont été condamnées à deux ans de prison, le 27 juillet. Une sixième a écopé de trois ans ferme, le 29 juillet. Arrêtées entre avril et juillet dernier, elles devront également payer une amende de 16 000 euros chacune. Des peines jugées trop clémentes par le procureur qui réclamait le maximum, soit cinq années de prison.
Leurs crimes ? « Incitation à la débauche », « violation des valeurs familiales égyptiennes », diffusion de contenus portant « atteinte aux bonnes mœurs » et même pour certaines d’entre elles « trafic d’êtres humains ». Ces influenceuses d’une vingtaine d’années ont eu le malheur de se mettre en scène sur les réseaux sociaux au volant de voiture de luxe, en costume de requin, ou encore de se trémousser sur une chanson d’électropop locale. L’application TikTok, spécialisée dans le partage de courtes vidéos, est très populaire auprès d’un public jeune.
Retour à « l’ordre moral »
« Des vidéos banales qui n’enfreignent aucune loi, car aucun règlement n’interdit de danser ni de porter tel vêtement », fustige l’avocate féministe Intissar al-Said. Mais les millions de vues et les recettes publicitaires générées par ces vidéos de quelques secondes dérangent. Au nom de l’ordre moral, des commentateurs masculins les ont violemment attaquées et la justice leur a emboîté le pas.
« C’est un retour aux années 1990, quand on avait des cheikhs qui se prenaient pour la police des mœurs et poursuivaient tous ceux qui leur déplaisaient. La société a évolué, mais le courant conservateur reste très puissant et beaucoup jouent le rôle de père-la-pudeur, en nous ramenant vers le passé », dénonce Intissar al-Said, à la tête du centre pour le développement et le droit.
Une unité spéciale chargée de surveiller les réseaux sociaux
« En quoi Al-Sissi est meilleur que les Frères musulmans [organisation islamiste bannie par le régime actuel] ? » interroge le site égyptien Al Bawaba, inaccessible en Égypte car bloqué par les autorités. « Heureusement que les Frères musulmans ne sont plus au pouvoir sinon ils auraient détenu des femmes dansant sur TikTok. Ils se seraient ridiculisés à pourchasser les femmes tout en ignorant le coronavirus, mais grâce à Dieu, Sissi nous a sauvés », moque une internaute citée par le site Web.
Depuis sept ans, le pays est dirigé par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi, élu deux fois avec plus de 96 % des voix après avoir emprisonné son prédécesseur islamiste et plus de 60 000 opposants, selon les ONG. Le retour des militaires au pouvoir s’est également accompagné d’une répression accrue des artistes et écrivains. Plusieurs ont été poursuivis en justice ces dernières années.
À l’automne 2019, une unité spéciale chargée de surveiller les réseaux sociaux a été créée et placée sous l’autorité du procureur de la République. « Ils ne peuvent pas arrêter des dizaines de milliers d’internautes alors ils se concentrent sur quelques femmes. Dans leur tête, les hommes ne sont jamais responsables dans les affaires de mœurs. Si un homme envoie des messages sexuels par exemple, c’est la femme qui sera blâmée », explique Makarios Lahzy, avocat qui a participé à la défense de Hanin Hossam, suivie par 1,2 million d’utilisateurs de l’application chinoise TikTok.
Surnommée 4e pyramide d’Égypte par ces fans, cette étudiante en archéologie a attiré l’attention en incitant d’autres jeunes femmes à produire des vidéos en direct et rémunérées. Ses détracteurs y ont vu la promotion d’un réseau de prostitution. Condamnée à deux ans de prison, la femme de 22 ans s’est presque évanouie dans le tribunal du Caire. « Les enquêteurs ont fouillé dans son téléphone et son ordinateur, mais n’ont trouvé aucun message licencieux ni preuve pour soutenir leurs accusations. En les condamnant lourdement, l’État voulait faire un exemple pour dissuader d’autres femmes de l’imiter », précise l’avocat. L’application chinoise lancée en 2018 a connu un succès fulgurant en Égypte, en particulier chez les adolescents. Sur les 7,2 millions de comptes, 38 % appartiennent à des femmes.
Nouvelle déferlante #MeToo
En réaction à ces condamnations inédites, des activistes ont lancé une campagne sur les réseaux sociaux pour exiger la libération des « TikTok girls », avec le mot-dièse ironique « avec l’autorisation de la famille » sur les réseaux sociaux. Une pétition interpelle également le Conseil national des femmes.
Il y a un mois, cet organisme rattaché au gouvernement s’était publiquement engagé auprès de dizaines de victimes de viol qui s’étaient unies contre leur agresseur, issu de la jeunesse dorée du Caire. Ce scandale avait alors déclenché une nouvelle vague de dénonciation des violences sexistes en Égypte.
Dans l’affaire « TikTok » qui divise la société égyptienne, le Conseil national des femmes a pour l’instant choisi de rester silencieux. Les jeunes femmes ont quant à elles prévu de faire appel.