Une contribution au débat sur le futur du FSM

Ce texte, pensé initialement juste comme une petite contribution au débat sur le futur du FSM, s’est finalement transformé en un long commentaire au sujet d’un texte d’Óscar González César[1], du Mexique, membre d’un groupe qui s’est dénommé “Groupe rénovateur du FSM”, texte publié le 7 novembre dernier sur la liste de discussion du Conseil international du FSM. Au moment où je le terminais, j’y ai ajouté des commentaires au sujet d’un texte de Francine Mestrum[2], également membre du groupe rénovateur d’Oscar, et publié plus récemment, le 5 décembre.

Avant de publier son texte, Óscar me l’avait envoyé personnellement. Je l’ai remercié et fait quelques observations, et pensais en rester là, pour ne pas reprendre une discussion fatigante qui dure depuis vingt ans – d’autant plus sous la pression de la pandémie, notamment pour ceux de mon âge. Je me suis également rappelé de diverses tentatives, toutes infructueuses, pour clarifier les choses avec Boaventura de Souza Santos, qui fait lui aussi partie du groupe d’Óscar. Je me suis même demandé si cette discussion avait du sens alors que la majorité des participants aux Forums sociaux mondiaux est plutôt intéressée de savoir quand et où aura lieu le prochain Forum.

Cependant, en relisant avec plus d’attention le texte d’Oscar, ainsi qu’un autre texte de son Groupe Rénovateur, qui faisait un compte-rendu déformé d’une réunion du Conseil international -CI[3] ayant eu lieu lors du FSM 2016, à Montréal, j’ai réalisé qu’ils allaient plus loin qu’il ne m’était paru à première lecture, et qu’il était nécessaire d’écrire quelque chose sur ce qu’ils y disaient.

Cela m’a paru encore plus nécessaire à la lecture du texte de Francine Mestrum.

J’ai alors été impressionné par la quasi férocité avec laquelle elle attaque le FSM et ceux qui ont participé à sa création, qu’elle appelle les «pères fondateurs»[4], en inventant des histoires incroyables, comme celle où l’un d’entre eux se serait un jour exclamé «avec fierté: “Le Forum, c’est moi” ». Ou en disant que de bonnes propositions avaient été «rejetées» lors des FSM (on ne sait pas qui aurait tout ce pouvoir), comme le “Manifeste de Porto Alegre“[5] en 2005 et “l’Appel de Bamako“[6], en 2006. Ou encore en écrivant des choses incompréhensibles comme «on craignait de parler de politique» au CI[7].

Les positions d’Oscar et de son Groupe se sont construites depuis longtemps, en réaction principalement au le fait que la Charte de principes du FSM empêche qu’il y ait des Déclarations Finales des Forums, et que son Conseil International prend des positions politiques en son nom. Ils insistent donc pour changer cette charte[8] qui serait, selon Francine «responsable de l’impasse dans laquelle se trouve le FSM». Mais ils sont aussi gênés par des choses qui ne sont pas dans la Charte, mais qui font partie de pratiques déjà traditionnelles dans le processus du FSM, comme la décision par consensus dans le Conseil International ou le fait d’organiser les Forums principalement à partir d’activités autogérées par leurs participants[9].

Le problème est que ces positions (celles d’Óscar et de son Groupe) conduiraient très probablement à la disparition des FSM dans leur configuration actuelle, c’est à dire un espace d’échanges, de réflexion et d’articulation pour l’action, dans l’énorme quantité et diversité résultant de la propre hétérogénéité de la société civile, invitée principale de cet événement.

Pour ma part, je déplorerais que cela se produise, et sans doute beaucoup d’autres personnes aussi. D’autant plus que, justement maintenant, les organisations et mouvements sociaux du monde entier ont encore plus besoin de pouvoir compter sur des rencontres comme celles du FSM, afin de pouvoir articuler leurs actions face à des menaces bien plus graves que celles auxquelles nous étions confrontés en 2001 : la forte augmentation des inégalités dans les sociétés et entre les régions et les pays; la croissance de l’extrême droite et les distorsions qu’elle parvient à faire dans le fonctionnement de la démocratie; la possibilité d’un effondrement environnemental de la planète jusqu’à l’extinction de l’espèce humaine elle-même.

Je me suis aussi demandé s’il était opportun de diffuser ce texte maintenant. Le Conseil international est intensément occupé par la préparation d’un Forum social mondial virtuel en janvier prochain, ce qui est un défi particulièrement difficile, non pas du point de vue des contenus qui y seraient discutés – qui sont si graves qu’ils en deviennent évidents – mais du point de vue de la façon de rendre possible cette discussion, puisque les rencontres en présentiel, comme le sont les Forums en temps normal, ne sont pas encore possibles, et que les nouveaux instruments créés pour la communication virtuelle sont encore en phase d’expérimentation.

Cependant, j’ai été informé que ce débat pourrait déjà avoir lieu lors du Forum virtuel de janvier prochain, et j’ai alors considéré qu’il est même opportun de diffuser ce texte maintenant.

Dans ce texte j’indique à quel type de Forum les propositions du Groupe de Oscar nous conduiraient probablement, puis je développe les différences de vision entre leur manière de voir le combat pour «un autre monde possible» et celles qui ont prévalu au FSM et, enfin, je parle de quelque chose dont on se souvient à peine : le rôle du FSM actuel comme camp de base de l’action vers cet «autre monde».

I – À quel type de forum les propositions du groupe de Óscar nous conduiraient-elles ?

Plus d’une fois Óscar González dit, sans mâcher ses mots, que le FSM est un échec. Et que les coupables sont ceux qu’il appelle «nos amis altermondialistes brésiliens ». Selon lui, ce sont des gens de «bonne foi» mais «romantiques» et «rêveurs», qui ont des «attitudes fondées sur le dogmatisme» et la «simulation idéologique»; qui ont créé le FSM sans «règles opérationnelles claires sur la conduite et l’autogouvernement de ce processus». Il dit également qu’ils ont «démarré» leur «expérience» «sans structures de gouvernement ni de hiérarchies» qui lui permettraient de passer à une «action unitaire au nom du Forum»[10]; et il fait des accusations – qui seraient graves, mais je pense que je ne les ai pas comprises – telles que «l’alignement avec des intérêts qui l’emportent sur le bien-être des classes populaires à travers le monde».

D’autres déclarations d’Oscar nous font penser qu’il n’aime vraiment pas les «Brésiliens», peut-être parce que ceux-ci considèrent qu’il peut y avoir de la joie dans l’action politique: après avoir souligné que «ce n’était pas une tâche facile d’organiser des réunions de personnes aux idées politiques et aux cultures si diverses » pour influencer les changements mondiaux, il dit qu’ils ont créé « une espèce de fête ou de «carnaval» politique »[11].

Mais à quoi ressemblerait alors le FSM qu’ils proposent ? Sans aucun doute, vu le ton des déclarations d’Oscar (ainsi que de celles de Francine), ce serait un Forum comme beaucoup d’autres – y compris comme le Forum économique de Davos – attractif uniquement pour les personnes inscrites et leurs adeptes : très bien structuré, sans la confusion, les improvisations ou la mauvaise organisation du FSM, avec de grands auditoires qui recevraient enseignements et conseils venus d’en haut, donnés par des dirigeants politiques ou des intellectuels célèbres capables de parler des choses vraiment importantes[12]. Il y aurait des hiérarchies claires entre les organisateurs et leurs assistants bien rémunérés et des hôtesses bien habillés ; des «axes thématiques» pour les discussions, définis avant la «convocation» de ses participants, et déterminant «comme priorité majeure l’organisation de débats sérieux». Tout cela grâce à une «direction» du Forum bien formée pour cette fonction et pour choisir les «priorités» pour l’action éventuelle de ceux qui répondraient à leur “convocation” «sur la base d’une définition claire des questions ou problèmes de fond».

Une autre nouveauté serait le fait que ce type de FSM se lancerait également dans la lutte, avec ses propres actions «au nom du Forum», en prenant des positions claires pour effectivement «changer le monde» – puisque, selon Francine, «aucun « autre monde » n’est possible sans la construction d’un contre-pouvoir ». Elle dit aussi : « En 2001, l’objectif était clairement la construction d’un contre-pouvoir pour donner une voix aux mouvements sociaux, afin qu’ils puissent répondre à la voix qui venait du Forum Économie mondiale de Davos ».

Autrement dit, et pour que l’on comprenne bien, le FSM serait lui-même « le contre-pouvoir», en première ligne, la voix des mouvements sociaux et des organisations, puisque – comme le dit aussi Francine – rien ne se passe «spontanément», et on ne peut admettre que ces mouvements soient «gênés dans leur travail politique par les ONG les plus riches et les plus puissantes», et encore moins par «des organisations chrétiennes[13] ayant une grande peur de tout ce qui ressemblerait à de la politique».

Des militants disciplinés suivraient donc sans aucun doute les mots d’ordre d’une telle «avant-garde» éclairée, ne se permettant évidemment pas de faire des plaisanteries ou des «fêtes»; au contraire, ils affronteraient, sans doute dents et poings serrés de rage, leurs «ennemis» et, jusque dans leurs propres rangs, les moins «conscients» de ce qu’est la «réalité pure et dure», comme dit Óscar. La «marque» du FSM ne désignerait plus une rencontre mondiale, mais plutôt ce nouveau et puissant «sujet politique global».

Mais je demande: quel sort réserverait ce FSM “renouvelé” (ou “SPG”, en ces temps où tout devient acronyme …) au FSM actuel, qui est déjà devenu un Bien Commun de l’Humanité, sans propriétaire, qui peut donc être utilisé par ceux qui le trouvent utile, comme cela a été dit en 2009 à Belém, au Brésil, lors du Forum où ce concept a été le plus discuté?[14] Dans le même ordre d’idées, je demande: que vont faire les «propriétaires» du FSM face à la tendance – née immédiatement après la tenue du premier FSM en 2001 et de plus en plus forte aujourd’hui – à la multiplication des forums sociaux, ce que l’on appelle le «processus FSM»?[15] Il faudrait aussi se demander: que feront-ils des forums thématiques qui s’approprient également la «marque» du FSM? [16]

En bref, si nous suivons les idées d’Óscar et de son Groupe, il n’y aurait pas seulement des changements majeurs ou mineurs dans la Charte de principes du FSM. Il y aurait un changement total dans le caractère et la nature du FSM[17], qui viendrait alors commander la lutte pour «un autre monde possible». Avec une structure verticalisée, dans une vision autoritaire de ce que devrait être le FSM – et donc aussi du mouvement qui se substituerait à ce qu’il est aujourd’hui – contraire aux valeurs de «l’autre monde possible», que nous voulons construire avec des méthodes compatibles avec ces valeurs.

Et la disparition du FSM actuel entraînerait aussi la disparition de l’espace en camp de base de la lutte que le FSM assure aujourd’hui, pour que ses participants puissent préparer cette lutte puis l’évaluer pour rechercher une plus grande efficacité. C’est un rôle irremplaçable du FSM actuel (et dont je parlerai plus loin dans ce texte), tout comme celui d’accueillir, dans son horizontalité ouverte, de plus en plus de personnes prêtes à participer.

II – Le FSM comme innovation politique

Innover dans les pratiques politiques est une exigence pour tous ceux qui n’agissent pas de façon bureaucratique, mais qui cherchent à atteindre réellement leurs objectifs. C’est dans cette perspective que j’ai dit, dans certains de mes textes cités par Oscar, que «cela demande l’abandon de pratiques façonnées par plus de cent ans d’action politique verticale». Au fait, il me cite plusieurs fois, mais je ne me reconnais pas dans toutes ces citations[18].

A ce sujet je voudrais indiquer, pour ceux que cela intéresse, le livre de l’un des créateurs du FSM, José Corrêa Leite, publié en 2003, et dont le titre est «Forum social mondial: l’histoire d’une invention politique»[19]. Dans ce livre, il analyse comment sont apparues les innovations dans le FSM. Le résumé de sa thèse de doctorat, à l’Université catholique de São Paulo dit clairement le sens qu’il voit dans le FSM (traduction libre): «A partir d’une série de phénomènes politiques, qui dépassent les cadres nationaux et configurent un mouvement pour la justice globale, nous avons fait un focus sur le Forum social mondial, qui apparaît comme l’institution exemplaire d’un nouveau type de pratique politique, organisé d’une manière très différente de celles qui existaient auparavant: organisation internationale horizontale, formation de réseaux et de groupes d’affinité, rejet de la représentation, valorisation la diversité. »

Dans le livre sur le FSM que j’ai écrit en 2005[20], je raconte des choses qui ont beaucoup à voir avec la perspective de Corrêa Leite, comme le témoignage d’un militant expérimenté du Parti communiste français. Il avait participé à l’organisation du Forum social européen en 2003 et d’un forum social local dans sa ville. Dans un atelier d’un autre forum social local, cette même année, auquel j’ai moi-même participé, il a dit ce qui se passe avec ceux qui s’engagent dans ce processus: dans le FSM, on «apprend à désapprendre».

Dans un autre paragraphe de mon livre, je raconte ce que j’ai ressenti quand je participais aux réunions du «comité d’organisation» du premier FSM: «tout se passe comme si, sous la table où se dessinent les idées pour l’organisation du FSM et où les coudes s’appuient pour écouter les propositions, une énorme pieuvre était cachée. Alimentée par les pratiques du «vieux monde», ses tentacules longs et forts réapparaissent continuellement de tous côtés, essayant de jeter sous la table tout ce que l’on tente de créer de nouveau (…) répétant mille fois la même manœuvre avec des couleurs en apparence nouvelles, (…) et nous amenant presque à reculer ».

Je recommande aussi un autre texte, toujours sur le caractère innovant du FSM. C’est un texte très récent (2020), de Sergio Haddad[21], un autre créateur du FSM et grand connaisseur du travail de Paulo Freire[22], dont la réflexion a grandement influencé l’organisation du FSM, et le choix de faciliter les échanges horizontaux de connaissances et d’expériences. Le titre de ce texte le dit clairement: «Le Forum social mondial en tant qu’espace éducatif».

Il est intéressant de noter que la perception de ce qu’est l’horizontalité, qui même avant le FSM, a été adoptée par de nombreux mouvements, comme lors des mobilisations contre l’OMC en 1999 à Seattle, aux Etats-Unis[23], semble totalement échapper aux préoccupations d’Óscar (ainsi que de Francine). Pour Óscar, «Indignados» en Espagne et «Occupy» aux États-Unis, tous deux horizontaux et innovants, ont été «pertinents» en leur temps, comme il l’a dit, mais pas en raison de leur horizontalité. Et en disant que «d’ailleurs, ils se sont déroulés complètement en dehors du Forum», il ne leur passe par par la tête que le FSM, en tant qu’ «organisation internationale horizontale», comme le dit Corrêa Leite, aurait pu influencer, par son succès, les choix fait par ces mouvements pour s’organiser – et même s’il y a eu, bien avant le FSM, des théories et des expériences de non-directivité dans les actions sociales.

Ainsi, je n’ai pas identifié quelle pertinence Oscar voyait dans «Occupy», plutôt «Occupy Wall Street»[24], où un grand nombre de jeunes se sont installés, avec leurs tentes, devant la puissante Bourse de New York, pour dire à haute voix, à ceux qui y étaient, qu’ils étaient les 1% qui exploitaient l’humanité, mais que nous sommes les 99% restants et nous voulons que nos droits soient respectés. Mais il ne me semble pas que ce soit le fait qu’ils aient créé cette image, qui a justement beaucoup aidé à prendre conscience de ce qui se passe dans le monde aujourd’hui.

Il est possible qu’il ait vu de la pertinence dans «Indignados» pour avoir mené à la création du nouveau parti «Podemos», qui a réussi, pour ainsi dire, à «organiser» l’irruption naturelle du mécontentement des Espagnol.e.s envers leurs partis, en affirmant qu’ « ils ne nous représentent pas ». C’est ce que l’on peut conclure de sa vision de l’action politique, quand il dit qu’il est essentiel de repenser les fonctions du Conseil international du FSM, qui, pour lui, devrait être son «gouvernement». Sans évoquer, cependant, l’une des fonctions les plus importantes que le CI avait eues dans son histoire : celle d’élargir le processus du FSM (de multiplier les «lieux sans propriétaires ») aux quatre coins du monde, y compris en choisissant selon ce critère les pays où réaliser ses réunions.

III – Différences de vision sur la manière de voir la lutte pour “un autre monde possible”

C’est peut-être la question qui explique le plus les difficultés d’Óscar et de son groupe avec le FSM tel qu’il est. Car l’existence même du FSM est due, entre autres, pour ainsi dire, à une prise de conscience des potentialités de la société civile, en tant qu’acteur politique autonome et auto-organisé[25], après avoir été manipulé par les dirigeants et partis politiques ou utilisé comme chair à canon de leurs armées pendant de nombreux siècles. Potentialités qui sont presque celles qui nous permettraient effectivement de construire «l’autre monde possible».

Apparemment, pour eux, cela ne serait possible que par le travail de «chefs» fantastiquement lucides et des ordres donnés à de braves militants. Mon propos n’est pas, bien entendu, de penser qu’ils espèrent compter, pour cela, sur une homogénéisation de la société sous forme d’une armée disciplinée, où tous sont vêtus d’uniformes identiques, défilent en parades pour montrer leur force et saluent leurs chefs infaillibles avec des gestes et des pas parfaitement égaux, toute une troupe entraînée et prête à tuer et à détruire, comme l’aiment les militaires.

Mais, même s’ils n’en viennent pas à de telles simplifications, qui n’ont aucun sens, ce qu’ils proposent c’est de retomber – sans les innovations politiques comme celles que le FSM a commencé à expérimenter il y a 20 ans – dans les anciens modèles d’action politique, comme celui de la création d’un nouveau « sujet politique », prêt à rivaliser avec les autres pour une position hégémonique .

Personne ne peut être contre l’émergence de nouveaux «sujets politiques», et encore moins de ceux qui se veulent «globaux». S’ils sont nécessaires, qu’ils soient créés dès que possible. Pourquoi, par exemple, ne pas faire réapparaître – et l’annoncer y compris dans l’espace libre du FSM – l’Assemblée des Mouvements Sociaux, en l’appelant Assemblée Mondiale, mais une Assemblée autonome par rapport au FSM? Celle qui a refait surface dans chaque FSM, tout au long de ses 20 ans, était très «accroché» au Forum, comme si elle dépendait de lui pour atteindre ses objectifs[26].

Le problème n’est donc pas de faire comme les Espagnols, qui ont créé un nouveau «sujet politique national», mais plutôt de prétendre que le FSM lui-même devienne un «sujet politique mondial», ce qui l’amènerait à ne plus remplir son rôle actuel auprès des acteurs de la lutte pour «l’autre monde possible».

Ce qui semble échapper à Óscar et à son groupe, c’est que nous n’atteindrons pas «l’autre monde possible» d’un seul coup – comme dans un coup d’État où, du jour au lendemain, certains s’approprient la richesse d’un pays, avec des coups de feu ou, comme aujourd’hui, avec des manœuvres légales ou même par des processus électoraux déformés. Pour arriver à ce qui est notre utopie, il faudra lutter sans relâche pendant longtemps pour vaincre la domination du monde par la logique et la culture capitalistes, consolidées au fil des siècles dans les esprits et les cœurs d’une grande partie de l’Humanité. Aujourd’hui, celle-ci est réduite au rôle de consommateur de la production sans limites d’une gigantesque machine mondiale de production industrielle de biens matériels ou uniquement comptables, de la monnaie elle-même, machine qui a totalement échappé au contrôle des êtres humains mais est totalement dépendante du commerce et de la consommation.

Dans cette logique et cette culture, le moteur des activités humaines, dans tous les secteurs de la vie et dans tous les lieux du monde – sauf chez les peuples non «modernisés» – est la compétition permanente et très cruelle entre tous, dans un individualisme égoïste et la recherche permanente d’opportunités d’affaires et de profit là où elles existent, même si c’est au détriment de la vie des gens et de la nature, sans retour, dans la seule recherche de richesses ou des biens matériels dès qu’on est sorti de la pauvreté.

Et c’est là que la société civile surgit en tant qu’acteur politique aux multiples facettes, extrêmement hétérogène et ingouvernable, mais capable, pour cette même raison, d’opérer des changements dans tous les méandres du monde dans lequel nous vivons. Nous n’atteindrons «l’autre monde possible» que dans longtemps – même si ce serait bien mieux pour l’humanité et sa survie en tant qu’espèce si ce temps n’était pas trop long – dans un processus cumulatif de «transition», avec des victoires et des défaites et des milliers de changements, de tous types, à tous les niveaux, chacun à son rythme, sa dimension, ses moyens et ses protagonistes, impactant les aspects économiques, sociaux, environnementaux, institutionnels, de communication, culturels, etc., dans une grande diversité, et exigeant de grandes mobilisations mondiales ou locales, mais aussi des objections de conscience individuelles. C’est une véritable révolution, qui comprendra de nombreuses «réformes» ainsi que d’éventuelles ruptures et changements qualitatifs, le tout impactera la conscience de chaque citoyen de la planète.

C’est dans cette perspective que doit être compris le rôle fondamental et irremplaçable que peut jouer la société civile dans notre lutte, ainsi que l’importance de son entrée en tant qu’acteur autonome: c’est justement grâce à son hétérogénéité et seulement par son action que nous pouvons obtenir les changements profonds dans la grande diversité des aspects et des dimensions de la vie de la société, nécessaires à cette «transition» vers «l’autre monde possible»[27].

Et dans la lutte de cet acteur politique, «l’invention» de l ‘«espace ouvert» du FSM, capable de l’accueillir dans toute sa diversité, a été très opportune. Et la décision de le garder comme camp de base autonome de ce combat le serait tout autant.

IV – Pourquoi penser un camp de base, ou une base arrière, autonome dans la lutte pour «un autre monde possible».

Toute lutte politique doit avoir un camp de base, où ceux qui vont se lancer dans l’action peuvent la préparer, en fixant clairement leurs objectifs, en choisissant la meilleure stratégie pour y parvenir, en organisant l’action, en se répartissant les tâches et les responsabilités. Sans ces précautions, recommandées dans tout bon manuel de planification, le risque d’échec est grand. Il ne faudra improviser que lorsque l’on se rendra compte, déjà en pleine action, qu’il y a eu de mauvaises décisions ou des surprises avec des choses qui n’ont pas été prévues – ce qui est toujours possible, car personne ne peut tout prévoir.

De la même manière, cet espace doit également être disponible à la fin de l’action, pour pouvoir l’évaluer et en tirer des leçons pour les actions suivantes, analyser le succès plus ou moins grand des décisions prises avant l’action et pendant celle-ci.

La meilleure façon d’éviter de très grosses erreurs est de faire participer ceux qui passent à l’action à ce processus de décision et d’évaluation. C’est quelque chose qui est très difficile dans les gouvernements et les entreprises, qui en viennent à séparer et à spécialiser dangereusement les fonctions de du penser et celles du faire. C’est pourquoi la planification participative a été «inventée». Elle est impossible dans les actions militaires avec ses effets «collatéraux» et très désapprouvée par les dirigeants autoritaires. Et l’une des dimensions les plus importantes de “l’invention” du FSM est d’avoir créé ce camp de base, sans commandement ni direction de quiconque ou d’aucune organisation ou parti, pour remplir toutes ces fonctions pour toutes les actions extrêmement diversifiées nécessaires à la construction de “l’autre monde possible »[28].

Le FSM est aussi un moyen pour que ceux qui mènent les différentes actions puissent découvrir des convergences qui permettent de construire de nouvelles alliances. Et une façon d’accueillir, dans son horizontalité ouverte, tous ceux qui veulent s’approcher et relier leurs luttes à d’autres plus larges et plus décisives pour changer le monde. Attirés par le FSM et son message d’espoir, y participant avec leurs campements autogérés, des centaines ou des milliers de jeunes citoyens commencent à découvrir qu’ils doivent participer à ces luttes.

Je dirais que ce camp de base n’est pas seulement utile, il est essentiel, autant que l’action. Ils sont complémentaires l’un à l’autre. La réflexion sans action est aussi néfaste que l’action sans réflexion. Mais il ne suffit pas que chaque mouvement ou organisation de la société civile ou chaque «sujet politique» créé réfléchisse, isolé dans son monde, sur ses propres luttes. Il faut, compte tenu de la diversité et de l’ampleur de la construction de «l’autre monde possible», que ces réflexions s’appuient les unes sur les autres, de manière autonome, avec ce qu’on apprend et découvre dans l’hétérogénéité de la société civile, offerte à tous dans des espaces ouvert comme le FSM[29].

Le FSM en tant que nouvel instrument de lutte politique a commencé à exister[30] en janvier 2001, et a amené Ignacio Ramonet, directeur du journal français Le Monde Diplomatique, à titrer sur la première page de son numéro de janvier 2001: «Le 21e siècle commence à Porto Alegre ». Ce serait presque un crime de lèse-humanité de faire disparaître cet instrument, et de laisser des «sujets politiques globaux» tenter – prétentieusement – de «diriger» l’action de la société civile, du monde entier, qui participe au FSM. Laissons leurs «facilitateurs» (et non «dirigeants») continuer à chercher, lors de chaque Forum et en tirant les leçons du précédent, avec l’aide des membres du CI disponibles pour cela, le meilleur moyen d’atteindre cet objectif d’appui, de camp de base de l’action concrète des mouvements sociaux et des organisations de qui dépend, effectivement, avec d’autres acteurs politiques, le changement du monde.

V – indications

Pour ceux qui souhaitent en savoir un peu plus sur ce qui est discuté depuis 20 ans sur le FSM, j’ai choisi trois textes que j’ai écrits et qui contiennent des réflexions sur ce sujet: un texte de 2003[31], un autre de 2009[32] et un troisième de 2019[33].

Le premier texte, de 2003, «Notes pour le débat sur le FSM», commence par la discussion sur la différence entre «mouvement» et «espace». J’ai essayé d’y indiquer les raisons pour lesquelles, au FSM, la forme de «l’espace» a prévalu, alors qu’étaient déjà là ceux qui voulaient sa transformation en «mouvement» – comme le souhaiterait maintenant le Groupe Réformateur d’Oscar. Je disais en 2003, que des luttes pour le pouvoir de diriger ce mouvement surgiraient forcément, et mèneraient à s’écarter de l’un des principes de la charte du FSM, selon laquelle cet événement n’est pas le lieu de conflits de pouvoir.

Dans le deuxième texte, de 2009, «Les Forums sociaux mondiaux vers un autre monde possible», j’ai donné une vision plus large de ce qu’était concrètement le FSM. C’était ma contribution à un séminaire sur le FSM cette année-là, à l’Université de Sofia, à Tokyo[34], avec un public qui en grande partie ne le connaissait pas.

Dans le troisième texte, de 2019, “Forum social mondial – perspectives possibles”, rédigé à la demande du magazine finlandais “Globalisations”, j’ai fait un effort particulier pour me souvenir de la genèse des décisions prises tout au long de l’année 2000, avant le premier FSM, décisions qui ont dessiné son format qui s’est ensuite consolidé l’année suivante dans sa charte de principes.

J’ai voulu montrer, dans ce texte, que ces principes ont été le résultat progressif de nombreuses réflexions et discussions tout au long de l’année de préparation du premier FSM, avec des décisions prises, par consensus, par les représentants de huit organisations et mouvements de la société civile brésilienne, extrêmement diversifiés en termes d’objectifs, de domaines d’action et de dimensions.

Dans cette perspective, on peut dire que la Charte n’a pas été modifiée tout au long des 20 ans du FSM non pas parce qu’elle serait sacrée – impossible à changer car elle aurait été reçue d’une entité supérieure, comme aiment à le dire ceux qui n’aiment pas la Charte – mais parce que les lignes directrices qu’elle contient ont garanti le succès des FSM pendant cette période et c’est à cette fin qu’elles ont été rédigées sur la base de l’expérience du premier FSM et de son extension, ce que nous avons appelé le «processus du FSM». La modifier, comme le prétend le Groupe Rénovateur, n’en vaudrait la peine que si nous constations que les prémisses de ses Principes ont été modifiées.

Le texte de 2019 explique également pourquoi sept des quatorze principes de la Charte insistent pour que les discussions et les échanges réalisés au sein du Forum débouchent sur des décisions d’actions concrètes – ce qui nous amène à nous demander si ceux qui proposent aujourd’hui que le FSM devienne un «espace d’action» ont vraiment lu la Charte.

Pour compléter la vision de ce qui a été discuté sur le FSM dans ses premières années, je me permets encore d’indiquer le livre «Le défi du Forum social mondial – une façon de voir»[35], auquel j’ai déjà fait allusion dans ce texte. Publié en 2005, il est facilement accessible car il est disponible en six langues. Dans ce livre, je présente ce que j’ai débattu de manière exhaustive, dans des dizaines d’entretiens que j’ai donnés et d’articles écrits jusqu’à cette date, sur les doutes qui avaient commencé à être soulevés sur ce qu’était et ce que devrait être le FSM. Mais son sous-titre “une façon de voir” montrait que je ne voulais pas cacher qu’il y avait des points de vue différents sur le FSM.

Dans ce livre, j’aborde également d’autres questions qui dérangent Óscar et son groupe, comme question de la décision par consensus. Et je raconte des choses curieuses, comme le fait que cette manière de décider a été adoptée par le “Comité d’Organisation” du premier FSM comme point 18 d’un “Accord de Programme” des huit organisations qui le composaient, pour garantir leur unité face aux défis qui les attendaient dans la préparation du FSM 2002[36].

VI – Pour terminer, quelques observations complémentaires

Il y a de nombreuses déclarations dans le texte d’Oscar (ainsi que dans le texte de Francine) qui mériteraient des commentaires spécifiques. Comme quand, par exemple, Oscar révèle son ignorance sur l’histoire du FSM en disant qu’il a été «parrainé par Lula Da Silva»[37]. Mais ce texte est déjà trop long. Cela ne vaut pas la peine de rentrer dans les détails, même quand Oscar insiste pour se référer à moi, «avec tout le respect dû», avec de nombreuses citations de mes textes[38], comme si j’étais le plus grand coupable de l’échec du FSM; ou quand il me définit comme l’un de ses «dirigeants», ce qui montre qu’il ne sait pas qu’il n’y en a pas dans les FSM tels qu’ils sont actuellement (il espère sûrement qu’il y en ait dans un FSM «renouvelé»).

Je préfère attirer l’attention sur l’une des caractéristiques des forums sociaux, à laquelle j’ai fait déjà référence, qui est la joie[39]. La joie émerge non pas parce que quelqu’un a déterminé que ce soit ainsi (la joie est quelque chose qui ne peut pas être imposée) mais probablement parce que les gens qui viennent aux Forums s’alimentent d’espoir, en rencontrant tant d’autres personnes engagées dans la même lutte. En même temps qu’ils se sentent libres de faire ce qu’ils veulent sans craindre les interdictions (sauf la propagande de la violence) ou être contraints de suivre des «directives» ou des «priorités» comme dans les mouvements et les partis. Et ils repartent du FSM chargées d’énergie[40].

Comme conclusion, j’aimerais raconter l’histoire d’un atelier auto-organisé durant le FSM 2003, qui a beaucoup à voir avec cette classification de l’échec du FSM par Oscar Gonzales. J’ai redécouvert l’histoire de cet atelier en relisant quelques pages du livre “Le défi du Forum social mondial” que j’ai cité précédemment.

Intitulé «Dépasser les logiques de rivalité et de pouvoir: un défi pour le Forum Social Mondial”, cet atelier a été proposée par l’association française “Interactions“[41], et a réuni 50 participants, qui ont rempli la salle. Ces participants ont reçu une feuille avec 6 questions, et l’atelier a suivi la méthode «d’inversion» proposée par Paul Watzlawick, professeur américain de l’école de Palo Alto, en Californie. Il a écrit, entre autres deux livres qui s’intitulent «Comment réussir à échouer» et «Faites-vous votre malheur».

Les participants de cet atelier ont abouti à un texte énonçant ce qu’il fallait faire face au fait que «le capitalisme, l’impérialisme, le G7, les grands médias et les multinationales n’avaient pas réussi à empêcher l’émergence d’une société civile et civique mondiale et le succès de ses réunions annuelles du FSM à Porto Alegre ». Il a conclu que pour les forums échouent, « il sera nécessaire de compter sur nos propres forces » (…) « et d’explorer systématiquement » les efforts à faire dans cet objectif.

Même s’ils se sont bien amusés à écrire ce texte, ils ont décidé de ne pas le diffuser, de peur que l’ironie soit mal comprise ou interprétée. Et ont écrit un deuxième texte où ils ont clairement énoncé leurs inquiétudes, dont celles liées aux relations interpersonnelles dans l’action politique, «la qualité relationnelle, la convivialité, la dimension festive ont été, depuis son origine, l’une des plus grandes raisons du succès du Forum », au contraire de ce qui s’est passé dans les années 60, avec des « pratiques de militantisme professionnel désespérément triste ».

Parmi les insuffisances du travail du Conseil international du FSM dont nous sommes conscients, il y a le fait de ne pas réussir à diffuser largement tout ce qui est produit dans les forums. Il y a des cas où nous sommes vraiment désolés de cela, car cela signifie par exemple que peu de personnes ont lu la “Déclaration finale” de cet atelier, un parmi des centaines voire des milliers qui se sont déroulés durant le FSM 2003, avec ses 100000 participants[42].

Foto: Camp de jeunes au Forum Social Mondial de la Résistance, à Porto Alegre-RS, 2016. [Joka Madruga / Terra Sem Males]
http://www.terrasemmales.com.br/fotos-do-4o-dia-do-forum-social-mundial-em-porto-alegre/

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