Julie Raymond
Hier encore, j’étais au Sénégal, à plisser les yeux sous la force du soleil. Ce matin, c’est la blancheur de la neige qui me blesse les yeux. La tête et le cœur encore pleins des couleurs de l’Afrique, je n’arrive pas à me libérer l’esprit d’un constat qui a germé dans ma tête dès les débuts du Forum social mondial 2011.
Là-bas, des utopistes d’expérience ou des altermondialistes passionnés avaient tous une idée de la façon de créer un monde meilleur pour tous : en mobilisant les femmes, les immigrants ou l’Afrique, tous les non-capitalistes, les travailleurs ou les paysans, ou encore en passant par l’économie sociale. On scandait des slogans rêveurs et la force des voix alliées en un seul mouvement donnait des frissons à toute la foule. Là-bas, les altermondialistes rêvent de l’écroulement des structures capitalistes, les mouvements des migrants se battent contre les lois injustes des frontières administratives et mes amis sénégalais rêvent d’une Afrique unie, unie contre l’Occident.
Au Forum, j’ai senti qu’on luttait beaucoup contre une entité quelconque, sans pour autant réfléchir à un modèle alternatif concret. Un ami sénégalais m’a expliqué avec ferveur que l’Afrique doit se mobiliser en bloc contre la présence de l’Occident sur le continent. Il est vrai que ce sont les pays riches qui décident des règles économiques, qui pillent les ressources naturelles de l’Afrique, qui continuent d’exploiter ses peuples pour faire rouler un système économique pourri qui nécessite l’exploitation de quelqu’un, quelque part dans le processus de production, au nom du sacro-saint profit. J’abonde dans le sens de mon ami : l’Afrique doit se serrer les coudes et réaliser un changement par et pour l’Afrique. Le traitement infligé par les pays de l’Occident est hypocrite et entretenu au nom d’un concept du développement qui ne mène nulle part. En plus de piller depuis des siècles les ressources naturelles et humaines du continent africain, les pays « développés » ont aussi le culot de réclamer une dette gigantesque qui saigne à blanc l’économie des pays du Sud.
Là où la discussion m’inquiète, c’est que cette mobilisation ne répond en rien à une question bien importante : quel modèle de société, quel projet appliquer et comment l’appliquer à suite d’une possible révolution? Au Sénégal, j’entendais tous les jours le discours d’individus souhaitant de tout leur cœur le départ des multinationales européennes et la prise en charge de l’Afrique par les Africains. Mais cette mobilisation construite autour d’une bataille commune ne permet pas de projeter la vision plus loin et de proposer un nouveau monde… Il me semble qu’il pourrait même s’agir d’un terrain glissant menant rapidement à la haine. La haine est mobilisatrice, certes, mais j’ai bien peur qu’elle ne crée pas de solutions à long terme. Cela n’est, il me semble, pas sans rappeler la situation des souverainistes chez nous par le passé, animés par une libération de l’emprise de l’Anglais. Dans ma jeunesse, j’avais tant entendu de propos méchants ou de blagues sur les Canadiens-anglais que j’en étais venue à les blâmer moi-même pour tous les maux du Québec. Tellement en fait que je n’avais même pas pris le temps de réfléchir à ce que serait et comme fonctionnerait un Québec « libéré ». La ferveur a refroidi dans l’hiver politique et les rêves de révolution hibernent depuis.
Je n’ai pas la solution magique, ni pour le Québec, ni pour le Sénégal, encore moins pour toute l’Afrique. Néanmoins, je pense que si un changement doit se produire, cela doit se faire par et pour le peuple avec au moins l’esquisse d’un modèle alternatif en tête, au risque de tomber dans le chaos et le « tournage en rond ». Le monde a soif de changement. Le temps où nous pouvions faire l’autruche et s’enfoncer la tête dans notre matérialisme occidental s’essouffle. Altermondialistes, utopistes et autres rêveurs de mieux du pays de la Révolution tranquille ou d’ailleurs, un autre monde est possible. Nous avons besoin d’alternatives solides construites ensemble autour d’un but commun. Nous sommes au-delà des constats et des plaintes sourdes qu’on abandonne avec un « mais qu’est-ce que tu veux que je fasse? ». Maintenant est venue l’heure de réfléchir demain.