L’édition 2011 du Forum Social Mondial s’est tenue à l’Université Cheik Anta Diop de Dakar, la capitale du Sénégal, du 6 au 11 février. Dans les dix années de l’histoire du Forum, ce fut la troisième fois que le Forum a eu lieu en Afrique, faisant suite au Forum Polycentrique de Bamako en 2006, et celui de Nairobi en 2007. Beaucoup de personnes vivant ailleurs qu’en Afrique ignorent la force et la nature vivante du processus du forum social, et la vitesse croissante des mouvements sociaux qui se développent à travers ce continent, ainsi que les multiples forums nationaux, régionaux et thématiques qui se sont tenus ces dernières années.
L’Afrique est sans doute le continent qui souffre le plus des effets combinés de la crise néo-libérale que vit notre société. Les impacts de la migration, du changement climatique, de l’accaparement des terres et des biens communs se font largement ressentir par une grande partie des communautés. Les manquements chroniques en matière d’investissements adéquats en infrastructures et dans les services publics dans tous les pays d’Afrique sévissent depuis longtemps, même s’il existe des variations considérables d’un pays à l’autre. Le modèle traditionnel informel ne génère pas d’impôts, et l’exploitation des ressources, imposée par les entreprises multinationales, remplit peu les coffres des États. Ces facteurs combinés détruisent en grande partie les sociétés traditionnelles solidaires, menaçant massivement l’agriculture paysanne et la propriété commune des terres, contribuent de manière significative à des systèmes d’éducation et de santé insuffisants et créent des mégalopoles qui manquent cruellement de services fondamentaux. Dans le seul cas du Sénégal, l’État ne peut couvrir que 70% des besoins en électricité à n’importe quel moment, ce qui fait que les “délestages” (coupures de courant) font partie de la vie quotidienne, et durent souvent jusqu’à 48h d’affilée. Le prix des aliments de base ne cesse d’augmenter de manière alarmante, résultat des Accords de Partenariats Économiques qui favorisent l’importation des denrées alimentaires en surplus d’autres pays du monde, plutôt que d’encourager la souveraineté alimentaire, la production et la transformation locales. Les remises de fonds provenant des travailleurs migrants qui habitent à l’étranger, qui constituent depuis longtemps une source clé de revenus pour beaucoup de familles partout en Afrique, sont en chute libre, résultat net du taux de chômage qui touchent particulièrement les communautés de migrants partout en Europe. Pas surprenant donc que les expressions d’inquiétude des émeutes aient lieu, et que la société civile s’organise dans des réseaux locaux de plus en plus forts.
Une forte mobilisation de la base
C’est donc avec ce tableau en arrière-plan que des caravanes venues de partout, de l’Afrique du Nord, de l’Ouest et de l’Afrique Centrale, ont convergé sur Dakar pour le Forum. La marche d’ouverture a réuni environ 70,000 participants. Le Forum même a probablement rassemblé environ deux fois plus (on estime la participation à 75,000 personnes). Il est impossible de donner des chiffres exacts, car l’espace était totalement ouvert, sans contrôles d’entrée. La participation de base était bien plus importante que dans n’importe quel autre Forum. Cette mobilisation dans un pays comme le Sénégal (qui compte une population totale de 13 millions d’habitants, dont 3 millions à Dakar) est une dimension significative en soi. Les inscriptions officielles des pays du Nord étaient de 10,000. La vaste majorité des participants était composée des étudiants, des groupes d’habitants locaux, de paysans, d’associations de migrants, de syndicalistes et membres d’autres mouvements sociaux, tous se côtoyant dans le chaos du Forum. Peu d’intellectuels, une mobilisation populaire plus forte que jamais. Un signe important des temps.
Le Forum s’est passé au moment même où des évènements historiques balayaient des pays un peu plus au nord: la chute des dictatures et les révolutions tout d’abord en Tunisie puis en Egypte dessinaient un arrière-plan significatif aux réunions. La décision de Mubarak de se retirer a coïncidé avec la cérémonie de clôture du Forum, en l’infusant avec une énergie bien particulière. Le fait que ces soulèvements résultaient de l’expression d’un mécontentement de la société civile plutôt que du fait de mouvement ancré dans des partis politiques est un facteur de changement clé qui résonne bien avec l’approche du Forum Social : celle de la société civile organisée.
Une pagaille malencontreuse et inutile durant le Forum a été provoquée par la décision du Recteur nouvellement nommé de ne pas rendre disponibles les salles initialement prévues pour le Forum. Ceci a été exacerbé par l’effet domino de l’effondrement logistique relatif (le fait de ne pas désigner des salles a impacté directement l’impression du programme, le planning effectif des interprètes, etc…). Malgré le cauchemar que cela a représenté pour le Comité d’Organisation Locale, les participants ont globalement bien pris les choses, et fait preuve de bonne humeur. Une cellule de gestion de crise a œuvré jour et nuit pour résoudre les questions les plus pressantes (la location de tentes, l’attribution des espaces existants…). Rien n’arrêtera la mobilisation… Était-ce une réponse dictée par la peur de la force de ce que peut représenter la société civile organisée? Ou un sabotage politique? En fin de compte, peu importe, le résultat était le même.
Les langues locales
L’utilisation de la langue est politique. L’Afrique de l’Ouest est probablement la région où les langues locales ont le mieux survécu aux effets du colonialisme, et au Sénégal la plupart des gens parlent plutôt une langue autre que le français. Les femmes en particulier, ayant souvent quitté l’école de manière précoce, possèdent un français minimal. Il était donc très important pour Babels de pouvoir former des personnes locales dans les techniques basiques d’interprétation afin de faciliter la participation dans les trois langues locales principales; le wolof, le bambara et le poular. Le chaos de la logistique a beaucoup réduit les possibilités. Néanmoins la participation à ce niveau était réelle, en particulier dans la tente des femmes et dans les réunions de la Via Campesina.
Une économie solidaire réelle en action
La semaine qui précède le Forum a toujours été une opportunité pour des rencontres de différents groupes. Jusqu’alors, ces rencontres ont toujours fait appel à des services d’interprétation et des équipements en passant par le marché privé. Nous avons réussi à utiliser les équipements ALIS durant toute cette semaine (Alternative Interpretation Systems), et Babels a assuré l’interprétation durant ces rencontres pré-forum tout autant que pendant le Forum même. Les fonds (quand il y en avait) étaient versés dans le compte du FSM, ce qui a permis une mutualisation des moyens humains, techniques et financiers. Les évènements couverts étaient organisés respectivement par le Forum de Sciences et Démocratie, Habitat International Coalition, Alliance International des Habitants, le Forum de la Santé et de la Sécurité Sociale, le Forum de la Pêche, un séminaire sur le commerce équitable, et le Forum des Migrants, qui s’est réuni sur l’île de Gorée, qui se trouve au large de Dakar, et qui est historiquement associée au trafic d’esclaves.
Les repas servis dans la tente de restauration officielle ont été organisés et préparés par des petits collectifs de femmes locales, et à base de produits locaux sénégalais, ce qui a aussi contribué directement à l’agriculture paysanne et aux groupes de femmes locaux.
Une Assemblée de Convergence sur l’Économie Sociale et Solidaire et le Commerce Équitable s’est tenue le 10 au matin. Le Commerce Équitable visait essentiellement le développement du commerce Sud-Sud); la déclaration finale est disponible en ligne: (http://openfsm.net/projects/ecosol/summary)
Conclusion.
La société civile africaine se relie de plus en plus. Le Forum Social Mondial continue à fournir un espace qui permet de nouer des relations et de dialoguer à travers des frontières et des différences. Sans être un espace d’action en soi, il fournit néanmoins la base pour développer des actions qui s’étendent bien au-delà des quelques jours du Forum même. Ce Forum s’est déroulé à un moment historique pour la Tunisie et l’Egypte, et laissera sans doute des traces en Afrique et même sur la société civile mondiale.