Le 14 mars 2011
Le tremblement de terre au Japon et les dégâts qu’il a occasionnés aux centrales nucléaires ont fait retentir des ondes de choc et un funeste avertissement à l’attention des populations du monde entier. En dépit de leurs dangers évidents, les réacteurs nucléaires prolifèrent sur la planète et engendrent contamination et malformations congénitales pour des milliers de générations à venir (la demi‑vie du plutonium 239, un des sous‑produits des activités nucléaires, est de 24 100 ans).
Les générations à naître font tout autant partie de la grande famille humaine que nous, mais n’ont pas la possibilité de se faire entendre. Et l’on profite de cette situation en leur portant préjudice dramatiquement lorsque l’on manque à la tâche qui nous a été confiée de protéger l’environnement dont nous sommes les dépositaires et non les propriétaires. Chaque citoyen du monde est gérant de l’environnement. Les États sont d’autant plus gérants de l’environnement, et notamment les ministres de l’Environnement de la planète qui ont une responsabilité particulière en la matière. Nous manquons à nos obligations si nous continuons à envisager de telles possibilités et à faire naître de nouvelles, malgré les conséquences désastreuses que l’on sait. Notre génération et spécialement ceux à qui a été confié le soin particulier de s’occuper de l’environnement auront à répondre devant le tribunal de l’Histoire de nos manquements et de notre abus de confiance. En fait, nous commettons à l’heure actuelle le crime le plus grave qui puisse exister contre les générations futures et nous le faisons en étant pleinement conscients des conséquences de nos actes.
Si les humains qui vivaient à l’Âge de pierre avaient été en mesure de provoquer des dégâts sur l’environnement et des malformations congénitales chez notre génération, nous les aurions condamnés au titre de sauvages, de brutes et de barbares. Pourtant, même s’ils avaient pu provoquer de tels dégâts, ils n’auraient pas pu avoir la moindre idée des dommages irréparables qu’ils faisaient subir aux générations à naître. Mais nous qui sommes parfaitement conscients, en revanche, du préjudice pour les générations à naître, persévérons quoi qu’il en coûte, en poursuivant des activités dont on sait pertinemment qu’elles engendreront tôt ou tard leur lot de dangers. Nous poursuivons la construction de réacteurs nucléaires partout dans le monde.
Même un écolier sait qu’aucun pouvoir sur Terre ne se couvrir contre les tremblements de terre, les tsunamis, les guerres, les insurrections, les négligences dans la gestion et autres catastrophes. Il est inévitable que ces événements dramatiques surviennent au cours d’une période donnée et non seulement nous savons que c’est une éventualité, mais nous savons également qu’il n’y a aucun moyen de les éliminer. C’est ce qui fait de nous bien plus encore des sauvages, des brutes et des barbares. À une époque prétendument éclairée, nous poursuivons, en dédaignant complètement nos responsabilités, la construction d’autres réacteurs, en quête de bénéfices à court terme alors que nous ne savons que trop bien les périls à long terme que nous infligeons à notre propre descendance. Le solaire et les autres sources d’énergie renouvelables procurent toute l’énergie dont le monde a besoin mais nous les négligeons, en raison des énormes profits promis à la minorité lancée dans l’entreprise de l’énergie nucléaire, et ce quels qu’en soient les coûts pour l’immense majorité d’entre nous et les générations à venir.
Il en résulte que nous sommes la génération la plus destructrice de toute l’Histoire humaine, indifférents au fait que nous bafouons le droit imprescriptible et incontestable de milliards d’êtres humains qui nous ont confié la gestion de l’environnement.
Je prends la liberté de m’adresser à vous à ce sujet puisque je fais campagne depuis 30 ans contre les dangers des armes nucléaires, des réacteurs nucléaires et des déchets nucléaires.
En 1985 déjà, je faisais la tournée des métropoles du Japon sur l’instance de l’Association des scientifiques japonais en tenant des conférences sur les terrifiants dangers pour l’Humanité que représentent les armes nucléaires, les réacteurs nucléaires et les déchets nucléaires. De la même manière, il y a près de trente ans, dans The Slumbering Sentinels: Law and Human Rights in the Wake of Technology (Les sentinelles dormantes : la Loi et les droits de l’Homme dans le sillage de la technologie), éd. Penguin 1983, p. 139-141, je laissais présager ce danger, en faisant référence aux fuites des réacteurs nucléaires et à la possibilité d’accidents majeurs menaçant notre survie même. Je me référais également à la possibilité que, si les habitants d’une grande ville étaient exposés à une contamination radioactive à cause d’un grave accident nucléaire, l’intérêt de la nation imposerait de les stériliser pour éviter que naisse un nombre sans précédent d’enfants déficients, ajoutant qu’« il ne manquait plus qu’un seul accident nucléaire pour que cela se produise ». Et je faisais référence aussi au fait qu’un accident majeur tout près d’une grande ville où vit une population nombreuse pourrait provoquer des dégâts sur les biens et nuire à la santé des personnes dans des proportions impossibles à estimer même en centaines de milliards de dollars US et qu’aucune assurance ne saurait couvrir. Dès 1982, la Commission états-unienne de Réglementation Nucléaire (NRC) publiait des estimations en termes de morts et de dommages aux biens provoqués par les accidents de réacteurs nucléaires, qui se chiffraient à plus de 300 milliards de $US dans les grandes villes à forte densité.
La fuite nucléaire d’Harrisburg démontrait déjà à cette époque combien nous pouvions être proches d’un accident nucléaire, le pourcentage de possibilité qu’un accident nucléaire survienne quelque part dans le monde étant estimé entre 5 et 10 % dans les quelques années qui viennent. Ce genre de prévisions raisonnables sur la possibilité de catastrophes a été en quelque sorte complètement occulté par la puissance politique et économique combinée de ceux qui plaident pour l’extension de l’énergie nucléaire.
Dans mon avis défavorable rendu sur l’affaire dans laquelle un avis consultatif était recherché par la Cour internationale de justice au sujet de la légalité des armes nucléaires, je discutais de la possibilité de dommages sur les réacteurs et des doses de rayonnement mortelles pour les individus exposés sous le vent à 240 km et de la contamination radioactive de l’environnement dans un rayon de plus de 960 km. Je discutais également des dommages causés par l’incident de Tchernobyl, des années après encore, sur la totalité des espèces vivantes à des milliers de kilomètres carrés à la ronde, qui nécessitaient la mise à disposition de personnel, de fournitures et d’équipements médicaux de toute l’Union Soviétique, puisant dangereusement dans les ressources de ce pays, aussi puissant soit‑il. Des états de moindre envergure sont susceptibles de se retrouver complètement fragilisés par un tel accident, perdant des recettes, des vies, des emplois et des ressources qu’ils mettraient des générations à reconstituer. Les troubles médicaux provoqués par l’accident ont inclus des convulsions, des lésions vasculaires, des défaillances cardiovasculaires, des chéloïdes et des cancers.
Ayant débattu de ces dangers dans les jugements rendus, publications et conférences tenues dans le monde entier depuis tant d’années, j’ai été dévasté à l’idée que mes pires prémonitions eussent fini par arriver et que le pire pouvait suivre si nous continuions à trahir la confiance qui nous est faite et à renoncer à nos responsabilités envers nos enfants et les enfants de nos enfants.
Tout plaidoyer en faveur de l’abolition des réacteurs nucléaires reste incomplet si l’on omet de mentionner le problème de la mise au rebut des déchets nucléaires. Les déchets nucléaires emportent avec eux tous les éléments constituant un danger radioactif pour la santé et l’environnement et il n’existe aucun moyen connu pour se débarrasser de ces amoncellements toxiques. Qu’ils soient enfouis sous les profondeurs de l’océan ou dans des fosses profondes, dans des couches de sel ou ailleurs encore, nous ne pouvons garantir pendant vingt‑quatre mille ans qu’ils demeureront sûrs dans leur sarcophage et nous voudrions infliger cette source de danger intergénérationnel, environnemental et physique aux générations futures d’une manière qu’aucune norme de la morale ou du Droit ne peut justifier.
Un autre danger, qui en soi suffit à justifier l’abolition totale des réacteurs nucléaires, est qu’il n’est pas possible de comptabiliser les déchets nucléaires de centaines de réacteurs et l’on sait bien que ces archives ne sont pas tenues, y compris par l’AIEA (Agence Internationale pour l’Énergie Atomique). Ces matières sont les matières premières nécessaire à la fabrication d’armes nucléaires et cela équivaut à inviter ouvertement les terroristes du monde entier à s’intéresser à la fabrication d’armes nucléaires. Ceci est particulièrement dangereux dans un monde où les connaissances requises pour fabriquer une arme nucléaire sont disponibles sur internet, comme me l’ont assuré d’éminents physiciens.
Il en résulte que la poursuite de l’exploitation et la prolifération des réacteurs nucléaires enfreignent tous les principes du Droit humanitaire, du Droit international, du Droit de l’environnement et du Droit international du développement durable.
La sagesse traditionnelle des peuples ancestraux comme les indiens d’Amérique ordonnait jadis qu’aucune décision grave concernant la communauté ne puisse être prise sans prendre en compte son impact pour les sept générations à venir. La sagesse traditionnelle africaine a décrété que pour toute décision majeure touchant à la communauté, l’on devrait garder à l’esprit les trois faces de l’humanité –ceux qui ont vécu avant nous, ceux qui vivent ici et maintenant et ceux qui vivront à l’avenir– sans quoi la décision prise serait déséquilibrée.
Notre civilisation technologique moderne méprise toute cette sagesse traditionnelle et méprise de surcroît le principe directeur qui veut que notre empreinte sur Terre soit la plus légère possible, ce qui sous-tend l’ensemble du Droit de l’environnement (j’ai développé ces thèses dans Tread Lightly on the Earth: Religion, the Environment and the Human Future (Alléger notre empreinte sur Terre : religion, environnement et futur de l’Homme), éd. Stamford Lake, 2010).
Ce n’est pas seulement la sagesse traditionnelle que nous dédaignons. Nous méprisons également la sagesse des grandes religions de la planète, qui se rejoignent tout autant dans leurs préoccupations pour ceux qui viendront après. Jésus Christ nous a prévenus qu’il vaudrait mieux mettre une grosse pierre autour du cou de ceux qui placent des obstacles sur le chemin des enfants et les noyer dans l’océan. Le Coran établit que les vrais fidèles du Tout‑puissant sont ceux qui laissent une empreinte légère sur la Terre. Le bouddhisme enseigne que même un souverain n’est pas propriétaire de la terre, il n’en est que le gérant, et l’hindouisme prescrit les devoirs précis qui pèsent sur le souverain pour prendre en charge tous les secteurs de la protection de l’environnement.
Le judaïsme lui aussi, dans bien des enseignements, élève la protection de l’environnement au niveau d’un devoir de premier ordre.
Tout cela doit nécessairement attirer l’attention des ministres chargés de s’occuper de l’environnement, à une époque où l’environnement subit des menaces comme jamais encore depuis les centaines de milliers d’années de présence de l’Homme sur Terre.
Je vous demande instamment de prendre immédiatement, en tant que dépositaires de notre environnement, toutes les mesures qui s’imposent pour mettre fin à la construction de nouveaux réacteurs, explorer les systèmes d’énergie alternatifs et supprimer progressivement les réacteurs en service. Les populations de par le monde doivent être alertées des dangers devant lesquels nous sommes. Le flot unilatéral d’informations sur les avantages des réacteurs nucléaires doit être inversé.
Ne pas prendre ces mesures serait commettre un crime contre les générations futures et trahirait gravement la confiance que nous font nos enfants et les enfants de nos enfants. Vous occupez une position qui vous permet de jouer un rôle prépondérant dans cette crise. J’en appelle à vous, qui êtes au premier titre chargé de prendre soin de la planète, pour faire tout ce qui est en votre pouvoir afin d’éviter les catastrophes qui nous guettent.
Le temps nous est compté. C’est maintenant qu’il faut agir.
Traduction: Thomas RUIZ, elevtheria@hotmail.com