L’Ukraine, un pays de 43 millions d’habitants, est en train de sombrer dans la guerre déclenchée par l’invasion de la Russie. Les victimes se comptent par milliers. Une grande partie de l’infrastructure, notamment dans l’énergie et les communications, a été détruite. Dans les rues de Kiev et des autres grandes villes, des combats de rue opposent la population ukrainienne à la puissante armée russe. Des centaines de milliers d’Ukrainiens ont pris le chemin de l’exil.
Entretemps, les États-Unis et ses alliés imposent de sévères sanctions contre la Russie tout en organisant une importante aide militaire, sans cependant vouloir s’engager sur le terrain. Il ne semble pas, du moins à court terme, qu’il y ait de possibilité de négociation. L’aggravation des combats et de la destruction qui en découle est donc probable.
L’agression
L’attaque de la Russie a été préparée de longue date. Elle a été relancée la semaine passée avec le discours belliqueux du président Vladimir Poutine qui niait la réalité même de l’Ukraine comme État souverain et territoire d’un peuple disposant de son droit à l’autodétermination. Dans les premiers jours, l’armée russe a anéanti, grâce à ses missiles de court et de longue portée, une bonne partie de l’infrastructure militaire, mais aussi des relais cruciaux dans les domaines de l’énergie et des communications. En même temps, la Russie affirmait vouloir épargner les civils, ce qui excluait donc des bombardements massifs indiscriminés. Les avancées russes se sont poursuivies tout en rencontrant à l’approche des villes une vive résistance ukrainienne. Militairement parlant, celle-ci s’appuie sur de petits contingents décentralisés disposant d’armes très efficaces, notamment des missiles mobiles antiaériens et anti-tanks1. Elle dispose également d’un appui sans limites en armes et en dollars de la part des États-Unis et de ses alliés.
Si la guerre s’enlise dans les villes, elle mènera à des combats destructeurs en plein cœur des régions populeuses. Les couts collatéraux seront gigantesques, ce qui pourrait les États-Unis et l’OTAN à s’impliquer davantage. C’est du moins sur cela que mise le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui a sans doute capté le sentiment majoritaire à l’effet que la résistance à l’agression était le seul chemin offert. De l’autre côté, la Russie ne peut pas facilement revenir en arrière, ce qui serait une terrible défaite pour Vladimir Poutine. Conclusion, il y a actuellement un fort risque pour que la guerre se prolonge.
Comment en est-on rendu là ?
L’implosion de l’Union soviétique en 1989 a profondément déstabilisé ce qui était alors la deuxième grande puissance dans le monde. La grande majorité des républiques qui faisaient partie de l’URSS se sont affranchies, notamment l’Ukraine, devenue indépendante en 1991.
Arrivé au pouvoir dans les années 2000, Vladimir Poutine s’est proposé comme l’« homme fort » qui allait rétablir la puissance. Il s’est d’abord concentré à anéantir la rébellion tchétchène. Il a par la suite concentré ses efforts sur ce qu’il définit comme l’« extérieur proche », notamment la Géorgie, la Biélorussie et certaines républiques en Asie centrale en combinant menaces, interventions et cooptation des élites locales. Cette méthode a relativement fonctionné, donnant l’idée à Poutine qu’il pouvait élargir ses interventions, en appuyant le régime de Bashar El-Asad par exemple, où il a misé (correctement) sur l’affaiblissement et l’échec de la stratégie des États-Unis. L’« homme fort » s’est révélé ensuite avec diverses mesures pour paralyser l’opposition en Russie. Ce faisant, Poutine s’est inscrit dans la tradition de l’Union soviétique sous Staline, à la fois pour imposer un État centralisateur et répressif d’une part, et se tailler une place sur l’échiquier mondial.
Le rôle des États-Unis
Depuis le démantèlement en 1898, Washington n’a pas cessé de confronter la Russie, d’abord en reniant la promesse qui avait été faite au réformateur Gorbatchev de ne pas intégrer les anciennes composantes et les anciens alliés de l’URSS dans l’OTAN. Au contraire, les États-Unis ont constitué avec plusieurs de ces territoires un véritable cercle de fer menaçant la Russie indirectement. Cette stratégie avait des limites et c’est ainsi que les États-Unis se sont lancés dans la terrible « guerre sans fin » au Moyen-Orient et en Asie centrale, sans compter leur incursion dans les Balkans. Mais leur échec au bout de quelques années a réintroduit des lieux de conflictualité où Moscou a pu se réinsérer, en Syrie telle qu’évoqué, également avec l’Iran et d’autres pays soucieux d’éviter l’anéantissement qu’on avait vu pour l’Irak. Peu à peu, la Russie a vu l’horizon se rouvrir en s’appuyant sur la Chine et d’autres pays « émergents » aspirant à une plus grande autonomie dans le système mondial. Ce rapprochement Russie-Chine découle bien sûr de la stratégie explicite des États-Unis qui veulent empêcher la Chine de se hisser à la tête de la mondialisation capitaliste.
Une lutte à finir
Tout cela a donné l’impression à Poutine qu’il pouvait faire un grand coup en Ukraine. Lorsqu’un gouvernement résolument antirusse s’est imposé en 2014, la Russie a bougé en annexant la région de Sébastopol et en appuyant les territoires prorusses de l’Ukraine orientale. Une « mini guerre » (qui a fait quand même 14 000 victimes) a préparé le conflit actuel. En demandant aux États-Unis d’exclure toute possibilité d’intégration à l’OTAN, Poutine savait bien qu’il ne pouvait y avoir de négociation sur cette question. Quelques États européens (notamment l’Allemagne et la France) avaient une position plus accommodante, mais sans avoir la capacité d’exprimer explicitement ce qui aurait pu être un projet alternatif : acceptation d’une Ukraine souveraine avec un statut de neutralité (comme ce qui avait été le cas dans le passé avec la Finlande et l’Autriche), établissement d’une nouvelle entente européenne impliquant le désarmement des frontières, intégration de la Russie dans les accords, économies intraeuropéennes, etc. Finalement, le point de vue américain, ce que Poutine avait prévu, a prévalu.
Saut dans l’inconnu
Maintenant que la Russie a attaqué, il n’y a plus de retour en arrière. Ou bien Poutine réussit son pari de soumettre l’Ukraine, ce qui lui permettrait de « confier » à un nouveau gouvernement le soin de « rétablir l’ordre ». Ou bien la situation s’enlise dans un affrontement sans fin, à moins que la Russie n’accepte d’engager le combat dans les villes, quitte à les détruire avec leurs populations (ce qui a été fait en Syrie). Dans un cas comme dans l’autre, on aura créé les conditions pour réanimer une sorte de nouvelle guerre froide, laquelle sera alimentée par de violentes attaques contre l’économie russe, la surmilitarisation de l’Europe centrale autour des alliés stratégiques que sont les Pays baltes et la Pologne, l’appui à la résistance ukrainienne, etc.
Cette nouvelle guerre froide 2,0 va représenter un immense réalignement des priorités et des stratégies. L’OTAN, dont on voyait de moins la pertinence il y a quelques années, va revenir en force. Les États membres seront requis d’augmenter substantiellement leurs dépenses militaires et de s’impliquer directement dans la stratégie de contrattaque et d’affaiblissement de la Russie : sanctions économiques très dures, appuis militaires et politiques aux États et mouvements confrontant la Russie, grande « bataille des idées » pour réinventer le monstre qui avait fait tellement peur à l’opinion occidentale pendant plus de 30 ans, etc.
Les conséquences pour le Canada
Il ne fait aucun doute que le gouvernement canadien va suivre cette ligne américaine, comme il l’a fait depuis le début du conflit. Avec l’immense frontière polaire entre le Canada et la Russie, cela pourrait avoir de grandes conséquences. Il est certain par ailleurs que les réticences canadiennes à investir les milliards nécessaires à l’achat d’armes de destructions massives vont être sérieusement affaiblies, d’où un surgissement important du budget militaire, ce qui se fait généralement, par des restrictions sévères sur les autres postes budgétaires. Autre considération, le Canada qui cherche à accroitre ses exportations gazières et pétrolières via d’immenses projets pipelines vers le Pacifique et l’Atlantique pourra relancer ces projets en prétendant qu’ils feront partie de l’« effort de guerre » contre la Russie. Il faudra surveiller de près ce qui va arriver avec le projet GNL notamment, qui doit apporter le gaz albertain à travers le Québec.
Certes, ce virage canadien sera fortement encouragé par la poursuite de la guerre qui, répétons-le, a été initiée par la Russie. L’opinion canadienne, et pas seulement les Canadiens d’ascendance ukrainienne (1,8 million de personnes) est justement beaucoup montée contre la Russie.
De la solidarité et de la coopération internationale
Le domaine dans lequel nous évoluons sera fortement marqué. Il est certain que l’aide humanitaire va être orientée en fonction des millions d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes qui ont et qui vont prendre le chemin de l’exil. D’un point de vue humanitaire, c’est un tournant nécessaire. Ce qu’il n’est pas est son caractère discriminatoire. En ce moment, au moins 10 millions de Syriens, d’Irakiens, d’Afghans (pour ne nommer que ceux-là) croupissent dans des camps de détention administrés par des États payés par les pays membres de l’OTAN. La grande majorité de ces damnés de la terre sait d’ores et déjà qu’ils ne seront jamais acceptés comme réfugiés. Entretemps, des conflits qu’on feint d’ignorer éclatent dans la Corne de l’Afrique alors que le grand (dé)sordre international empêche l’ONU d’intervenir sérieusement.
On sera donc surpris si les budgets découlant de l’assistance humanitaire (administrés par Affaires mondiales Canada) ne sont pas fortement réorganisés pour aider l’Ukraine, ce qui en soi n’est pas déshonorant, mais qui le devient si on réduit les ressources (déjà très modestes) offertes aux autres pays et peuples en crise.
Dans la période à venir, le nouveau conseil d’administration d’Alternatives pourra voir, avec d’autres ONG et mouvements de solidarité internationale, comment promouvoir ce point de vue et agir de façon responsable aux yeux d’une population qui est présentement bouleversée par le conflit et ses possibles conséquences.
Parmi quelques pistes discutées dans le milieu, nous devrons élaborer nous-mêmes notre base d’action, en tenant compte de l’expérience passée et des aléas du contexte actuel :
La paix doit être rétablie le plus tôt possible, si ce n’est sous la forme d’un cessez-le-feu qui laissera aux responsables du temps pour se sortir de l’impasse actuelle.
Ce processus de paix devrait inclure l’ONU. Sachant que l’Union européenne et l’OTAN sont de gros joueurs, ils ne pas les seuls à assurer la paix dans le monde.
Nous sommes solidaires avec la résistance ukrainienne qui vise à rétablir une souveraineté inclusive et pacifique, sans exactions contre les minorités nationales. Notre solidarité peut s’exercer dans le domaine de l’aide humanitaire, partout dans le pays où des gens souffrent de l’impact de la guerre.
L’aide humanitaire et celle consacrée au développement des pays pauvres (notamment en Afrique) ne doivent pas être réduites en fonction des besoins pour l’Ukraine.
Le Canada n’a pas à aligner ses politiques sur celles des États-Unis, via l’OTAN ou autrement, et promouvoir des politiques de désarmement, de résolution pacifique des conflits et de défense, sans discrimination, des droits humains.
Depuis quatre jours, la Russie envahit l’Ukraine, en violation flagrante de la Charte des Nations Unies et du droit international. Les États-Unis et leurs alliés de l’OTAN, dont le Canada, nous plongent nous aussi de plus en plus dans cette guerre, par rafale de sanctions et de déclarations outrancières.
1- Ces armes américaines avaient été transférées en Afghanistan lorsque les factions islamistes avaient mis à mal l’armée soviétique. Ces fameux missiles « stinger » (armes portatives équipées de systèmes de guidage très avancés) ont par la suite été récupérés par les États-Unis. Les mouvements armés n’ont pas eu accès à ces armes (à part quelques exceptions), ce qui explique en partie leur échec.
Pierre Beaudet (In memorian)
Publié à l’origine par alternatives le 2 mars 2022. Pierre Beaudet est décédé le 8 mars 2022