De la Chine aux États-Unis, les méthodes employées et les présupposés anthropologiques sont peu ou prou les mêmes, en matière de technologie : contrôle des populations, fantasme de la totalité, dépassement des limites humaines et aspirations à l’omnipotence. Contre cette logique à l’œuvre, le philosophe chinois Yuk Hui propose de sortir de l’opposition entre rejet hâtif de la technique et progressisme béat : il faut repenser, affirme-t-il, les technologies dans leur diversité et leur localité, en prenant conscience de ce qu’il appelle des « cosmotechniques ». Alors qu’à Hong Kong — où il enseigne —, les révoltes contre la Loi de sécurité nationale chinoise connaissent une répression de plus en plus dure, nous discutons avec lui des conséquences de l’hégémonie du système cybernétique contemporain pour la culture, l’écologie et les luttes politiques.
« Changer le système », « combattre le système », « profiter du système » : l’espace politique et médiatique est saturé de cette référence — un ordre du monde qu’on ne définit jamais précisément mais qui est supposé évident. Vous menez dans votre dernier livre, Recursivity and Contingency, une analyse détaillée de l’histoire philosophique de ce concept. S’agit-il du même « système » ?
On utilise très souvent le terme « système » pour désigner un ensemble régulé par des nécessités. Comme vous le dites, ce terme est très ambigu. On parle de système philosophique, de système étatique, de système mondial. Ce sont des sujets différents, mais ils partagent la même notion et donc la généalogie de cette notion. Pour mieux comprendre l’enjeu de ce terme, il faut donc entrer un peu dans son histoire.
C’est entre le XVIIe et le XVIIIe siècle que la notion de système a acquis l’importance qu’elle a eue par la suite en philosophie, mais il faut souligner qu’il y avait alors deux sens à ce terme. Le système « mécanique », d’abord, qu’on peut faire remonter à Descartes, s’érige sur les bases de la science physique et considère toute chose à partir des lois naturelles qui la constituent. Par exemple, toutes les parties d’une orange suivent des lois naturelles et physique et se constituent les unes par rapport aux autres dans un ordre de causalité linéaire. Avec Kant émerge une nouvelle notion de système inspirée par les découvertes de la biologie (qui n’était alors pas considérée comme une discipline scientifique). L’organisme donne à voir une autre structure que celle du système mécanique : l’être vivant est régi par une causalité non-linéaire, immanente, de sorte qu’on ne peut pas en expliquer le fonctionnement par des lois mécaniques. La cause de sa structure ne vient pas de l’extérieur ; c’est la totalité elle-même qui est sa propre cause. La structure d’un arbre, par exemple, correspond à une autre organisation que celle du modèle mécaniste : ses différentes parties entretiennent entre elles un rapport de communauté et de réciprocité qui fait que toutes les parties contribuent à un tout — qui est l’arbre — et ne sont intelligibles qu’à partir de ce tout. C’est le système « organique ». Or, de ces deux conceptions du système découlent, en parallèle, deux conceptions différentes de l’État : alors que l’État dans la philosophie politique de Hobbes est mécanique, il est organique dans celle de Hegel. Si on veut « changer le système », il faut interroger l’épistémologie du système et sa relation à l’État et au capital.
On pourrait dire, de ce point de vue, que toute l’ambition de la philosophie moderne a été d’inventer une notion de système qui soit un outil d’analyse (pour les objets des sciences ou pour la société). Mais il faut bien comprendre que quand on analyse des objets avec une certaine conception du système (en tant qu’outil, donc), on réalise en même temps ce système. Ainsi, quoiqu’on ait vu se développer dans la philosophie depuis le XVIIIe siècle une notion organique de système, son acception mécanique classique a subsisté et a même culminé au moment de sa réalisation, au XIXe siècle, dans l’industrialisme. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XXe siècle que la seconde notion de système organique s’est matérialisée à son tour, grâce à la naissance de la cybernétique.
La cybernétique devrait donc être comprise comme la réalisation, dans des machines, de ce concept philosophique de « système » ?
On peut en effet la définir comme ça. Dans Récursivité et contingence, j’essaie de montrer que la formalisation philosophique de systèmes artificiels (ou même l’intelligence artificielle, si on entend l’intelligence comme l’élément central de l’esprit) atteint son point culminant chez Hegel ; de son côté, le philosophe allemand Gotthard Günther montre dans son livre La Conscience des machines que la cybernétique correspond à la réalisation en acte de la logique hégélienne. La notion de système est donc omniprésente dans la philosophie et dans la société moderne, mais la différence entre notre époque et celle de Hegel, c’est que nous nous confrontons à un système matérialisé à travers les machines cybernétiques. La « machine organique » la plus avancée que Hegel avait envisagée, c’était l’État ; les transhumanistes aspirent, eux, au remplacement de l’État — encore trop humain à leurs yeux — par les intelligences artificielles. C’est pourquoi on ne peut pas simplement dire que les machines cybernétiques sont organiques ou mécaniques, parce qu’elles sont de plus en plus similaires à des organismes ; il faudrait plutôt les considérer comme un organo-mécanisme. En d’autres termes, nous sommes passés de l’« inorganique organisé » (un terme de l’archéologue préhistorien André Leroi-Gourhan qui désigne l’invention de l’outil) à l’« inorganique organisant », qui correspondrait à ce que Gilles Deleuze appellerait les « sociétés de contrôle » — et dont on voit actuellement la manifestation très claire dans certains pays, à travers la mise en place de dispositifs étatiques visant à tracer le virus et à confiner les individus.
En quoi est-ce que cette compréhension du système cybernétique est-elle importante d’un point de vue politique ?
Il faut bien voir que la cybernétique consiste en un dépassement des deux modèles précédents (mécanique et organique) et de leur dualité. En gros, depuis Descartes, on pense la machine dans son opposition à l’organique — et on retrouve ce dualisme dans des critiques « naïves » contre la cybernétique aujourd’hui, qui présupposent que les machines modernes ne sont que mécaniques et pas organiques. Or le dualisme sur lequel repose ce type de critique a précisément été la cible de la cybernétique. De même que la philosophie contemporaine s’efforce de dépasser le dualisme entre sujet et objet ou entre humain et environnement, en mettant en évidence la continuité entre les deux pôles plutôt que leur opposition et en les intégrant l’un dans l’autre, de même les théoriciens de la cybernétique — du mathématicien Norbert Wiener au sociologue Niklas Luhmann — ont tenté de surmonter cette logique dualiste qui oppose machine et organisme. Ainsi, je crois que la logique dualiste n’est plus l’enjeu aujourd’hui ; l’enjeu, c’est bien plutôt la logique totalisante, unifiée, dont la cybernétique est l’exemple.
La réalisation d’une telle logique impliquerait la disparition de tout « dehors » possible, au profit de ce seul système. Or c’est précisément ce que s’efforcent de faire les transhumanistes : derrière le prétexte de « dépasser les limites de l’humain » et de réaliser ce que Nietzsche appelle le « surhomme », il y a un enjeu métaphysique, qui repose sur cette logique totalisante de la cybernétique. Cette logique commande d’accélérer le développement technologique pour atteindre un jour son aboutissement, ce qu’on appelle la « singularité ». En somme, selon les cybernéticiens, l’accélération du progrès technologique s’acheminerait mécaniquement vers une fin, qui serait cette « singularité » — et qui enveloppe un sens théologique ambigu, entre l’Antéchrist et le Katechon. À leurs yeux, le progrès humain dépend exclusivement de la technologie. Et en ce sens, l’explosion de l’intelligence des machines à laquelle on assiste aujourd’hui ne relève pas simplement d’un avancement technologique mais d’un agenda politique qui vise, à terme, à réaliser une super-intelligence qui pourra prendre en charge les affaires des États et se substituer aux gouvernements. On voit bien que cette logique totalisante et unifiante du système cybernétique a des conséquences politiques directes.
La question de la stratégie à adopter face à ce « système » divise la gauche : le transformer de l’intérieur ? le détruire ? le déserter ? Quelle option se trouve privilégiée par votre analyse ?
La question est biaisée : elle suggère qu’il n’y a qu’un seul système et qu’on est confinés dedans, comme dans une boucle fermée sur elle-même. C’est là l’erreur des transhumanistes, qui conduit à la croyance futuriste selon laquelle seul l’accomplissement de la logique interne du système et donc l’accélération technologique permet de surmonter les problèmes (quels qu’ils soient). À l’inverse, je pense qu’il est nécessaire d’inventer un paradigme qui nous permette de sortir de cette totalité du « système ». Dans Du Mode d’existence des objets techniques, le philosophe Gilbert Simondon proposait de replacer la technique dans sa genèse, montrant par là qu’il existe une réalité plus vaste, qui permet l’individuation de la technicité elle-même et sa mise en relation historique et dynamique avec d’autres pensées, comme la pensée religieuse, esthétique et philosophique. L’analyse de Simondon permet en quelque sorte de retrouver un « dehors », et ainsi de poser différemment la question du rôle de la technique dans la vie humaine.
Pour ma part, je propose d’aborder la technique à partir de l’idée de « fragmentation » : il s’agit de chercher la « localité » de la technique, contre le mythe de son universalité. Le développement d’une technologie comme les pesticides, par exemple, est révélateur de la logique totalisante dont je parlais : elle est basée sur l’idée qu’un même produit pourrait éliminer tous les insectes d’une même espèce du fait qu’ils partagent la même structure biochimique. Mais les effets des pesticides dépendent de l’air, du temps, du climat, etc., de sorte qu’il est en fait impossible d’utiliser de la même manière les pesticides partout. Cet exemple montre la nécessité de renverser la logique universelle. C’est ce que je m’efforce de faire en cherchant la « localité » de la technique, qui l’inscrit dans une réalité plus vaste qu’elle.
Depuis votre ouvrage The Question Concerning Technology in China, vous élaborez le concept de « cosmotechnique ». Est-ce ce qu’il vous permet d’identifier des « localités » de la technique ?
La cosmotechnique, effectivement, est toujours locale. Une cosmotechnique correspond à l’unification, dans les activités techniques, des ordres cosmique et moral ; or ces ordres diffèrent d’une société à l’autre — par exemple, les Chinois n’avaient pas le même concept de morale que les Grecs. La cosmotechnique pose donc d’emblée la question de la localité. Elle est une enquête sur la relation entre la technologie et la localité, c’est-à-dire une recherche des lieux qui permettent à la technologie de se différencier. À l’inverse, selon la logique de la philosophie moderne, on pose un schème ou une logique supérieure et universelle (ou transcendantale), qu’il suffit ensuite d’imposer partout indifféremment. Cette modalité ignore la question de la localité, ou du moins la traite comme un lieu seulement géographiquement différent — et non pas qualitativement différent. La logique totalisante de la cybernétique, aujourd’hui triomphante, va dans le même sens. Il faut donc élargir la notion d’épistémologie et revenir à la technique, de manière à ne plus la prendre pour quelque chose de neutre. C’est ce que je propose de faire grâce à la notion de « fragmentation » : partir plutôt des différents fragments du globe que constituent les localités. Cela nous oblige à formuler des problèmes locaux et des solutions locales, et nous permet en même temps d’explorer les perspectives possibles que ce « local » recèle. L’épistémologie fragmentée a déjà été théorisée dans d’autres champs, et notamment en anthropologie, avec les travaux de Philippe Descola ou d’Eduardo Viveiros de Castro. Dans son ouvrage Métaphysiques cannibales, ce dernier propose de parler de « multinaturalisme » plutôt que de « multiculturalisme » : le terme de multiculturalisme suppose qu’une nature unique est maîtrisée par différentes cultures ; à l’inverse, le multinaturalisme signifie qu’il y a une pluralité de natures, dominées par une seule culture — la culture occidentale moderne.
Pouvez-vous donner un exemple de « cosmotechnique » ?
On peut prendre celui de la médecine chinoise. L’épistémologie de la médecine chinoise est très différente de celle de la médecine occidentale, parce qu’elle se fonde sur la cosmologie chinoise, elle-même très différente de la cosmologie occidentale. Dans la médecine chinoise, nous parlons de ch’i (énergie), du yin et du yang, des cinq mouvements. Si un médecin occidental demande à un médecin chinois de montrer le ch’i ou le yin et le yang, comme ce qu’il fait en anatomie, la discussion sera impossible. Ainsi, si on utilise la médecine occidentale comme norme, on peut discréditer l’ensemble du système de connaissance de la médecine chinoise. Mais ce qui me semble plus intéressant, c’est de voir la confrontation entre les deux pensées et la manière dont la médecine chinoise s’est approprié — ou plutôt a tenté de s’approprier — la technologie moderne occidentale depuis qu’elle y a été confrontée. Je précise « a tenté » car c’est un processus qui est toujours en cours d’expérimentation, depuis plus d’un siècle. L’erreur des intellectuels chinois au début a été de séparer — sur fond d’un dualisme entre l’âme et le corps — la pensée chinoise et les technologies occidentales, croyant ainsi qu’il serait possible d’intégrer les machines modernes sans modifier la pensée chinoise. Il y avait même un slogan martelant ce qui apparaissait alors évident : « Les sciences occidentales en tant que moyen, la pensée chinoise en tant que fondement ». Mais en vérité, les technologies occidentales ont progressivement marginalisé la pensée chinoise, à tel point que cette dernière n’a plus su quelle pourrait être sa place dans le processus de la modernisation. Cela se voit dans le cas de la médecine, mais aussi dans le cas du système éducatif, social, politique, militaire, etc.
On pourrait dire de manière schématique que la mondialisation, à partir du XIXe siècle, a été une période d’universalisation de la technique occidentale — après l’échec de sa tentative d’universalisation de la religion au XVIe siècle, comme le soutient l’historien britannique Arnold Toynbee. Les pays comme le Japon et la Chine se sont trompés en pensant que la technique n’affecterait pas leurs pensées traditionnelles ; c’est cette vérité qui est devenue manifeste au cours du siècle passé. De manière générale, la diversité technologique est en train de disparaître et de s’homogénéiser en raison de l’hégémonie cybernétique. Le développement technologique à travers le monde ne consiste plus qu’en un vaste processus de « traduction » : exactement comme pour la traduction linguistique, on cherche pour chaque élément du système des équivalences entre les différentes cultures — mais ça ne marche jamais vraiment. Je pense néanmoins qu’on est entrés aujourd’hui dans une nouvelle phase de la mondialisation, et qu’il est nécessaire de renouveler notre épistémologie pour imaginer un nouvel ordre géopolitique. Ce que j’invite à faire, contre cette entreprise de traduction — qui s’efforce, finalement, de tout faire rentrer dans le même système et de tout évaluer à l’aune des mêmes classifications —, c’est de comprendre qu’il y a une diversité de technologies et de travailler dans le sens de ce que j’appelle la « technodiversité ». La technodiversité implique de penser des divergences au sein du développement technologique (comme des histoires culturelles), c’est-à-dire de produire des technologies alternatives.
La réflexion sur la technique acquiert une résonance particulière aujourd’hui, dans son articulation avec la question écologique. En quoi la voie de la technodiversité que vous proposez vous semble-t-elle plus pertinente face à l’enjeu écologique que celle de la critique pure et simple de la technique ?
Il me semble que le dualisme bien souvent reconduit dans les débats écologiques entre la technologie d’une part et la nature de l’autre repose sur une formulation « naïve » du problème, qui fait fond sur un concept de technologie hérité du mécanisme de Descartes. Or, comme je vous le disais, la cybernétique a elle-même dépassé ce dualisme, de sorte que la machine contemporaine à laquelle on est confrontés ne peut plus être simplement opposée à la nature. Il ne faut donc pas rejeter en bloc l’épistémologie cybernétique mais plutôt se la réapproprier, car elle permet de reformuler et de mieux penser la question écologique. Si on regarde l’histoire de la notion d’écologie, elle signifiait chez le biologiste allemand Ernst Haeckel — qui est l’inventeur du mot — l’articulation de la relation entre l’organisme et son milieu. Il montre qu’il y a une rétroaction, ou feedback, entre l’organisme et le milieu, ce que la cybernétique pourra analyser comme opération de l’information. Ce terme de milieu sera ensuite repris et approfondi par les biologistes et les cybernéticiens comme Jakob von Uexküll, Gregory Bateson, James Lovelock, etc.
C’est dans cette perspective que le théoricien canadien Marshall McLuhan affirmait lors d’un entretien en 1974 que la mise en orbite du satellite Spoutnik en 1957 avait marqué la fin de la nature et le commencement de l’écologie. C’est-à-dire que la Terre elle-même était devenue, à ce moment-là, un objet technique. Quand on parle d’écologie, on ne peut plus faire fond sur un dualisme schématique entre ordre machinique et ordre naturel. Même l’injonction à « protéger la nature » est, de ce point de vue, problématique. Et les travaux des anthropologues comme Descola qui ont, à raison, tenté de dépasser le dualisme entre nature et culture, ne sont pas allés assez loin : ils se sont contentés de « revenir à la nature » et, ce faisant, ont évité de se confronter à la question de la technologie qui est au fond du problème écologique. La question de la préservation de la « biodiversité » n’est pas séparable de celle de la « technodiversité ». Car on ne peut pas maintenir la biodiversité en conservant les espèces comme on le ferait dans un zoo ; la seule solution viable est de développer des technologies locales permettant des programmes de coexistence.
Vous avez grandi à Hong Kong et y enseignez. Le statut particulier de cette région, dont la rétrocession à la Chine en 1997 s’est faite selon le principe « un pays, deux systèmes », permet-il de constituer un point d’appui pour se décentrer de l’hégémonie cybernétique ?
Ce principe « un pays, deux systèmes », qui a été établi par le président chinois de l’époque, Deng Xiaoping, aurait pu être une idée géniale : il ouvre la possibilité de réaliser un système politique allant encore plus loin dans l’idée de fragmentation que celui de la fédération (en Allemagne ou aux États-Unis, qui sont des fédérations, c’est toujours le même système qui demeure réparti dans tout le pays, quoique avec des nuances). Mais la Chine a échoué dans la réalisation de cette idée : les penseurs de l’État chinois ne parviennent pas à comprendre l’importance de cette possibilité, de sorte que ce principe, qui devait s’appliquer à Hong Kong, est en train de disparaître. Ce qui devait garantir le respect de la spécificité du pays devient au contraire une sorte d’excuse pour imposer, par la méthode de l’assimilation, un seul système de valeurs. En imposant les lois de la sécurité nationale pour pacifier les manifestations à Hong Kong, la Chine risque de détruire la possibilité d’une nouvelle forme de philosophie politique, que la spécificité géographique et historique de Hong Kong aurait pu donner à expérimenter.
Avec la pandémie de coronavirus et la guerre idéologique entre la Chine et les États-Unis, nous nous trouvons dans un moment critique. La politique mondiale semble revenue à une sorte de décisionnisme au sens de Carl Schmitt : est souverain celui qui décide de la situation d’exception. Or les manifestations qui se déroulent depuis 2014 à Hong Kong sont devenues, de plus en plus clairement, une sorte de témoin de la guerre idéologique entre la Chine et les États-Unis, entre l’autoritarisme et le libéralisme — quoique cette opposition ne suffise pas à comprendre la situation complexe qui est celle de Hong Kong. Cela nous force à repenser le type de mondialisation qui gouvernera la géopolitique au XXIe siècle. Dans son traité Vers la paix perpétuelle, Kant aspire à un modèle organique dans lequel les pays doivent se respecter car chacun est contraint par le tout. Je propose de relire ce projet kantien à partir de la généalogie de la notion de système dont nous parlions, afin de l’actualiser tout en en exposant les limites : si nous visons toujours cet idéal de la « paix perpétuelle », les concepts que nous héritons du XVIIIe siècle — comme c’est le cas de celui de système — doivent être repensés d’une manière rigoureuse et radicale. C’est aussi la raison pour laquelle la question de Hong Kong n’est pas seulement relative à la politique chinoise comme on le croit souvent, mais constitue une expérimentation qui porte une signification pour tout le monde.
Photographie de bannière : Peter Keetman
Photographie de vignette : Tank Magazine