Ne nous photographiez pas, rejoignez-nous !

L’image est devenue omniprésente dans nos manifs. Au premier coup dans une vitrine, à la première lacrymo qui tombe, un nombre bien trop conséquent de personnes dégainent immédiatement leurs appareils photo, caméras ou leurs smartphones. Ceci sans se préoccuper ni de ce qu’ils feront de ces images ni de la possibilité de mettre en danger, même inconsciemment, bon nombre de manifestant-es.
Lancer une réflexion sur l’image en manif et sa potentielle dangerosité devient urgent.

Quelques idées pour faire avancer.

Il y a bien des motivations différentes à faire de l’image en manifestation. Du pur renseignement policier à la documentation des luttes, de la prédation morbide au “copwatching”, il n’est pas question de mettre toutes les pratiques vidéastes ou photographiques dans le même sac. Ce serait commode mais tellement loin des réalités des pratiques, et finalement stérile.
S’il n’est pas vraiment contestable que certaines vidéos ou photographies peuvent servir la lutte, notamment en documentant les violences policières, il n’est pas non plus contestable que toutes ces images balancées sans aucun filtre sur les réseaux sociaux ou dans les journaux peuvent mettre en danger des participant-es aux manifestations. On ne compte plus le nombre d’enquêtes judiciaires où la police, en plus de ses caméras et de la vidéosurveillance, tente “d’identifier” des auteurs de choses jugées répréhensibles par l’État. Ce n’est pas un mythe et toute personne qui fait de l’image en manif doit bien garder cela en tête avant de prendre la moindre image. Si, consciente de cela, une personne fait malgré tout des images compromettantes, elle peut être considérée comme faisant le travail d’un flic et donc être considérée comme tel avec tous les risques que cela engendre dans une manifestation.
L’argument du photographe indépendant à la recherche de l’image iconique qui aurait fait basculer un conflit ou un mouvement social n’est pas recevable. Si c’était le cas ça ce saurait. Que ce soit au Vietnam pendant la guerre [1], je ne sais quel contre-sommet ou même la photo d’un enfant réfugié noyé sur une plage, pas une photo n’a renversé le cours des choses. Il est enrichissant de lire des interviews d’un des plus grands photo-reporters de guerre, Don McCulling, qui est très clair à ce propos. Ce n’est donc pas un argument pour mettre en danger potentiel des manifestant-es.
Prendre parti

En prenant une image et en la diffusant on prend parti. Il n’existe pas de point de vue neutre, même et peut-être surtout pas en journalisme. C’est pourquoi les photographes ou vidéastes qui se sentent exogènes au cortège qu’ils photographient ou qui pensent leurs points de vue neutres sont basiquement au moins de deux types.
Beaucoup de personnes ont peu réfléchi à ce sujet et ont quelques questions à se poser sur le sens d’une image et l’intention de celui ou celle qui la prend. Il n’est jamais trop tard pour penser à cela. C’est souvent des personnes qui dégainent leur smartphones un peu vite et qui ne “réfléchissent” pas toujours assez à la conséquence de la diffusion de leurs images sur FB, TWT ou Youtube. C’est aussi beaucoup d’apprentis reporters qui pourraient potentiellement alimenter les réseaux sociaux ou des plateformes de médias indépendants pour faire une contre-information décisive… A condition de prendre position pour les personnes en lutte, de ne plus être exogène aux cortèges mais d’en faire partie intégrante.
Il y a ceux, aussi, qui sont tout à fait au courant de ce qu’ils font en restant extérieurs aux “événements”. Ils prennent de ce fait parti pour les puissants car comme chacun le sait celui qui ne prend parti est du côté de la pensée dominante.
Il y a malheureusement quelques cas plus rares encore de preneurs d’images qui se comportent comme des “charognards”, qui pour une vente ou pour des raisons malsaines guettent la vitrine qui tombe, l’affrontement, le blessé et finalement mettent en boîte un spectacle pour que d’autres, absents, ou en différé puissent satifaire un voyeurisme morbide.
Le “live” n’est pas une prise d’images comme les autres

La question des vidéos en “live” type Periscope, Youtube, Bambuser est particulière. Bien que parfois Périscope semble pouvoir devenir une sorte d’extension d’une manifestation ou d’une action, la présence de dispositifs de capture en “live” dans nos manifs ne semble pas négociable. [2] Il va falloir que cela cesse. C’est un peu comme si on acceptait qu’une multitude de caméras potentiellement policières se baladaient parmi nous en toute liberté. Sans même poser la question de se protéger du fichage bien réel de la police, il semble inacceptable de laisser des gens saisir “l’intimité” de tout un chacun en manif et de le mettre en pâture, en temps réel, à quelques milliers ou plus de personnes. Le pire cauchemar de la télé-réalité ! La question du “live” ne me paraît pas négociable puisqu’elle empêche tout choix de diffusion ou non des images de la part de son auteur. C’est un changement de paradigme qui devrait vraiment être questionné. La finalité de ces applications “live”, c’est qu’un de ces quatre, un périscopeur va filmer un mort en direct et on aura alors atteint le plus sordide. Vous devriez arrêter avant. Dernière chose : j’ai vu un paquet de périscopeurs en pleine émeute à la recherche du “point chaud”, seuls, pas du tout préparés, prenant des risques inconsidérés se croyant protégés par leurs frêles smartphones. Faites attention à vous les gars et les filles ! La police ne fait pas tellement de distinction dans une émeute et votre “live” ne vous protège en aucun cas des violences policières [3].
Une image engagée

Il existe bien évidement des personnes qui font de l’image et qui sont nos camarades. Des personnes qui, pour des raisons qui leur sont propres, ont décidé que la caméra au poing serait leur arme. L’image peut être immensément subversive. Ces personnes qui documentent sincèrement nos luttes, qui font du “copwatching”, qui prennent le temps de rencontrer les gens en lutte sans travestir leur propos sont nos camarades. En ce sens il faut les considérer comme des personnes utiles au même titre que les streetmedics, les collectifs de défense des manifestant-es ou encore les différentes plateformes de médias indépendants. Ils et elles méritent notre considération. La confiance se construit sur du long terme et les manifestant-es savent généralement reconnaître les attitudes respectueuses et complices des preneurs et preneuses d’images engagé-es. Ce qui semble important, à ce stade c’est de lancer un débat sur les images de luttes.
Quelques trucs quand même sont à avoir en tête par toutes personnes prenant de l’image pendant une manif ou une action. Pour certains-nes ce sera juste un petit rappel.
Pourquoi je filme ou photographie cette action ? Qu’est-ce qui me motive vraiment à faire ces images ? Avoir plus de “followers” sur les réseaux sociaux ? Est-ce que je ne tombe pas dans le piège facile du spectaculaire-marchand ? Ne suis-je pas à la recherche d’une esthétisation ou d’une essentialisation de la confrontation sociale et politique ?
Quelques règles de base dans votre pratique devraient devenir des réflexes

– Avant chaque image prise, se poser la question : est-ce que je mets en danger une personne en prenant cette image ? Par exemple prendre le résultat d’une action de casse plutôt que l’action en elle-même. Je sais, c’est moins “joli”, c’est moins spectaculaire, mais le message passe tout autant.
– Etre prêt à rater une photo si elle met en danger des gens. Etre prêt à effacer une photo pour la même raison.
– Demander la permission aux gens de les prendre en photo AVANT de shooter et expliquer quelle est votre démarche. Vous seriez surpris du nombre de personnes qui accepteront si vous demandez tout simplement.
– Flouter systématiquement les visages [4], même des personnes qui ne “font rien” et autres signes distinctifs comme un tatouage sur le cou ou l’avant-bras, des chaussures trop voyantes, une marque sur un blouson, etc. Comme le floutage c’est moche on peut essayer de jouer avec des cadres différents. Par exemple ne pas cadrer les personnes qui font des trucs chauds ou des personnes blessées. On peut aussi jouer sur différents types de flous comme le “flou de bouger” en photo ou la “pause longue” mais aussi la faible profondeur de champ en faisant le point à l’arrière ou à l’avant-plan par exemple. Si vous filmez, vous pouvez faire particulièrement attention au montage sonore pour rendre tout de même dynamique une vidéo où les images sont moins spectaculaires… Il y a plein de “trucs” à inventer et cette contrainte peut être enrichissante à détourner et être l’occasion d’inventer de nouvelles façons de raconter, voire d’écrire une nouvelle “grammaire” du documentaire.
– Faire du “copwatching” (de plus en plus de personnes le font, merci !) et uniquement du “copwatching”. C’est-à-dire ne pas rendre compte des affrontements mais dissuader les flics, par la présence de caméras, de se lâcher. Ne filmer QUE les flics.
– Pouvoir s’organiser si nécessaire pour faire sortir des nasses ou des manifs chaudes des images compromettantes pour la police. (Echange de cartes mémoire, des solutions d’export sur un serveur sécurisé ?)
– Chiffrer impérativement ses espaces de stockage (disque dur, clé USB, voire smartphone) en cas de perquisition. Vous le devez aux personnes filmées / photographiées. Dans un passé proche, la police a déjà perquisitionné des photographes ou des vidéastes pour se saisir de leurs “rushes”. Ce n’est donc pas du folklore. Toute personne qui fait de l’image et qui est du coté de ceux et celles qui luttent doit prendre cela au sérieux. Chiffrer fait la différence.
– Enfin, sélectionner les images que l’on diffuse. Préférer la série de photos à l’image “iconique” qui ne rendra compte que d’une petite part de la réalité saisie. Couper au montage les images qui peuvent mettre en danger des personnes et flouter celles qu’on ne peut couper. Bref construire un discours et ne pas diffuser des images “hors sol”, différer parfois pour pouvoir avoir du recul sur ce qu’on a mis en boîte et le message qu’on veut véhiculer, réfléchir à l’impact du “riot porn”, etc. Bref, se questionner souvent.

Pour finir, chacun, chacune d’entre nous devrait se poser la question de l’intérêt de filmer ou de photographier en manif ou depuis le trottoir. Il y a tellement plus à faire que de vivre l’événement à travers le filtre d’un écran. Posez votre smartphone, caméra ou boîtier et rejoignez-nous !

Aux journalistes pro et freelance :

– Encore un effort pour faire le ménage dans vos rangs (rapport à des flics déguisés en journalistes).
– Va falloir vous mettre à flouter les manifestant-es.
– Prenez position et ne vous cachez pas derrière votre pseudo neutralité. On sait que la neutralité de point de vue n’existe pas. Si votre pseudo neutralité est d’épouser le point de vue du pouvoir, alors assumez-le mais ne vous attendez pas à de l’indulgence de notre part. Si, en réalité, vous êtes du coté de ceux et celles qui luttent, vous pouvez aider. Si vous ne pouvez risquer votre carrière pour quelques images, sortez-les de manière anonyme sur d’autres plateformes par exemple.
– Écrivez des légendes et imposez-les.

Aux périscopers et autre bambusers :

– Lâchez votre téléphone, il y a tellement d’autres choses à faire en manif !
– Nous n’accepterons plus vos lives dans les manifs. Cela a été dit plusieurs fois. A bon entendeur.

A Tout le monde :

– Définitivement se masquer pour protéger votre anonymat et vous protéger des gaz lacrymogènes ! Même si vous n’avez a priori aucune intention délictueuse en venant en manif, vous ne savez pas comment vous pourriez réagir après une injustice ou une violence policière de trop se déroulant sous vos yeux.
– Se masquer permet de soutenir ceux et celles qui veulent devenir plus offensifs-ves.
– Etre attentif à qui photographie quoi. S’interposer si ça craint : demander aux photographes et vidéastes de ne pas faire d’images (pas besoin de les agresser), se positionner entre l’objectif et l’action par exemple.
Lire aussi : À propos d’une rumeur de cassage de gueule des photographes amateurs en manif
Lire aussi : En défense du fracassage de caméras
Notes

[1] D’ailleurs “vous jouez pas un peu au photo-reporter de guerre ? Vous vous faites pas un peu votre Liban ou votre Syrie sans les risques afférents ? En gros, vous ne jouez pas un peu avec vos frustrations ?” (fin de l’aparté).

[2] Quelques rares périscopeurs essayent d’inventer un nouveau langage avec ce média. Un des plus connus, Rémy Buisine, tente de créer une sorte de code de “déontologie” du live. Si certain-es s’emparent de cet outil avec des intentions louables cela reste une extrême minorité et ne change rien à l’argumentaire.

[3] Voir à ce propos l’évacuation de République le 28 avril par exemple ou encore le photographe gravement blessé le 1er mai à Paris par une grenade de désencerclement.

[4] Bien sûr si vous avez obtenu explicitement l’autorisation de diffuser l’image de chaque personne dans votre cadre, ne pas tenir compte de ces remarques.

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