A quoi bon ?
A quoi bon, peut-on se demander, commémorer cette ignoble tuerie ?
Par acquis de conscience peut-être…
Pour ne pas oublier l’horreur…
Mais on n’a pas oublié.
On n’a pas oublié non plus tout ce qui n’a pas été fait pour éviter cette horreur.
La question est de savoir si « ne pas oublier » permettra à l’histoire de ne pas être un éternel recommencement.
La communauté internationale a-t-elle compris que son attitude, sa non réaction, a coûté la vie à près d’un million de personnes ? Et surtout que cela la rend responsable, et même coupable, de ces atrocités ?
Rappel historique
Il est important de rappeler que les prémices de ces affrontements ethniques au Rwanda remontent aux années de la colonisation, plaçant d’emblée l’Occident au cœur du problème.
En effet, les Hutu et les Tutsi n’ont pas toujours été des tribus opposées.
Avant la colonisation, il n’y avait qu’une seule ethnie, le peuple des Banyarwanda, partageant la même langue, la même religion, le même territoire et les mêmes coutumes.
Cette ethnie était certes divisée, non pas en tribus, mais en catégories socio-économiques qui ne s’affrontaient pas. Il n’était pas, alors, question de domination ou de pouvoir.
Mais en 1930, alors que la colonisation belge dure depuis le début du siècle, les Tutsi sont déclarés « race supérieure ».
Après 1945, une « carte d’immatriculation » est instaurée, mentionnant l’ethnie Hutu, Tutsi ou Twa, ce qui ne fait qu’accentuer les divisions au sein de la population rwandaise.
A la fin des années 50, les Tutsi commencent à se rebeller pour réclamer l’indépendance du pays et la laïcité (la religion catholique avait été imposée par la colonisation).
Les ecclésiastiques, plus proches du peuple que leurs prédécesseurs, accordent à présent leur préférence aux Hutu. En effet, plus petits, plus trapus que les Tutsi, ceux-ci semblent plus représenter le peuple qu’une élite. Peu à peu, les colonisateurs décident de promouvoir la suprématie des Hutu en utilisant comme argument le fait qu’ils soient majoritaires.
Ainsi sont nées les véritables tensions entre ces deux groupes. Pour la première fois, la haine raciale s’installe au sein de la population rwandaise, ce qui mènera plus tard aux massacres que chacun sait.
N’oublions pas qu’avant ceux de 1994, qui furent certes les plus meurtriers, d’autres avaient eu lieu : lors des attaques d’octobre 90, de janvier-février 91, de mars 92 et de décembre 92-février 93, 2000 civils furent tués.
Les événements de 1994
Le 6 avril 1994, des massacres horribles perpétrés par les milices et l’armée rwandaise ont commencé à l’encontre des Tutsi et des Hutu modérés qui s’opposaient à l’élimination des Tutsi.
Cette date correspond à la mort du président Juvénal Habyariman. Son avion s’écrasa dans des circonstances non encore officiellement élucidées, mais plus qu’étranges.
Toutefois, cet événement ne fut qu’un élément déclencheur des événements à venir, et non la cause première comme certains l’ont affirmé.
En effet, les massacres étaient prévus et organisés : l’armée rwandaise avait entraîné des milices à « l’art de la guerre », les autorités avaient distribué des armes à feu, une liste de personnes à éliminer circulait et, dès l’heure qui a suivi la mort du président, des personnalités clé de l’opposition furent éliminées par la Garde Présidentielle.
Les massacres durèrent jusqu’en juin 1994 et des milliers de personnes furent tuées parce qu’elles n’étaient pas de la « bonne race ». La cruauté des meurtriers était sans pitié, pas même les bébés ne furent épargnés et, bien souvent, les victimes étaient violées ou torturées avant de mourir.
Quoi que certains aient pu dire, le terme de génocide s’applique bel et bien à ces événements.
La lourde question de la responsabilité, et surtout de l’impunité des coupables, n’a pas été résolue et se pose encore aujourd’hui…
Instigateurs de ces horreurs, les autorités rwandaises en sont incontestablement les premiers responsables. Ils ont prémédité, organisé et géré tout ce qui s’est passé, et même incité à cette violence par l’intermédiaire de la radio et de la télévision qui leur servaient d’armes de propagande.
Un coup de sifflet donnait le coup d’envoi le matin à 9h : la « chasse » était ouverte. Les attaques se déroulaient sous l’autorité des milices de 9h à 15h.
Quant aux exécutants, il semble, d’après quelques témoignages, qu’ils aient agi comme hors d’eux-même. A.S. Le Mauff, envoyée au Rwanda en 2003 par Amnesty International, a rencontré des prisonniers et recueilli des témoignages qui lui furent délivrés avec beaucoup de distance :
« Trente deux familles étaient réunies dans une même pièce. Nous les avons toutes tuées à coups de grenades. Ceux qui restaient étaient achevés à la machette. Nous n’avons pas eu le temps de violer les femmes car tout s’est passé très rapidement, en 10 minutes à peine », confie l’un d’eux.
Beaucoup n’ont pas de souvenirs précis et semblent, d’après ce qu’ils en disent, avoir agi machinalement, en obéissant aux ordres : « Je les respectais tellement que tuer m’était facile. » (d’après A.S. Le Mauff, article publié dans La Chronique d’Amnesty International de mars 2003).
Responsabilités et jugements
Mais ces criminels, qui ont certes été la cible de manipulation de la part des autorités rwandaises, n’en restaient pas moins des meurtriers qu’il fallait juger.
Or la justice classique ne s’est montrée ni suffisamment compétente ni assez rapide pour régler la situation des 112 000 détenus. Les autorités rwandaises ont donc décidé, en 2002, de rétablir les tribunaux « gacaca » afin de juger efficacement et justement les responsables.
Les juridictions gacaca sont une forme de justice traditionnelle réinstaurée dans le but de préserver l’harmonie et de rétablir la cohésion sociale. Le terme gacaca (littéralement gazon) tire son nom de l’herbe où s’asseyaient les sages pour régler les problèmes du village.
Le rétablissement de cette institution prit du temps. Les autorités rwandaises organisèrent en octobre 2001 l’élection de juges, non formés, certains d’entre eux étant même analphabètes. Leur formation fut longue et coûteuse et les premiers procès n’eurent lieu que plusieurs mois après le début de ce long processus. Mais une fois tout ceci accompli, la justice gacaca s’est révélée une réussite.
Et aujourd’hui, certains prisonniers sont sortis. De manière assez incroyable, leur réintégration au sein de la population s’est bien passée. Les rescapés et les meurtriers se croisent à l’église, au marché, se côtoient dans leur village et ce sans altercations. Toutefois, ils ne se fréquentent pas. Leurs rapports se limitent à des discussions d’« affaires ».
Les coupables n’évoquent jamais ce lourd sujet. Ils n’en discutent pas, ne demandent pas pardon. Entre un tueur et un rescapé, le sujet reste tabou.
Qu’en est-il aujourd’hui de leurs remords, de leurs regrets ? C’est assez difficile à dire ; ils n’ont pas tous la même attitude face à leurs crimes. Certains justifient leur conduite en expliquant qu’ils n’avaient pas le choix, qu’ils y étaient forcés par les militaires. Les ordres qu’on leur donnait, c’était la loi.
D’autres reconnaissent qu’ils n’avaient pas besoin d‘être beaucoup poussés pour tuer. Ils y trouvaient un intérêt : plus ils tuaient, plus ils pillaient et plus ils s’enrichissaient… Un témoignage parle même de la « gourmandise de tuer ».
Certains se demandent aujourd’hui comment ils ont pu en arriver là et reconnaissent s’être comportés comme des animaux. D’autres pourraient recommencer dès demain si l’ordre leur en était donné.
Certes, ils ont été incités au crime, mais il est impossible de les dédouaner en prétextant une manipulation autoritaire.
Rôle de la Communauté Internationale
Qu’en est-il du rôle qu’a joué la communauté internationale tout au long de cette hécatombe ?
Sa responsabilité n’est plus à prouver. Elle n’a pas su réagir pour mettre un terme aux événements. Malgré quelques actions ponctuelles, ni l’ONU, ni les Etats-Unis, ni la France n’ont su se montrer efficaces.
Le désastre était prévu et organisé à l’avance. Il est difficile de s’imaginer que l’ONU n’en savait rien. Deux semaines après le début des massacres, l’ONU retire ses troupes pour ne laisser qu’une force symbolique de 270 soldats. Alors que rien ne permet de penser que les soldats de l’ONU étaient visés par les attaques.
Ce n’est que le 16 mai, un mois et demi après le début des massacres c’est-à-dire vraiment très tard, que 5500 troupes sont envoyées sur place pour défendre les civils en danger.
Mais, alors que la situation s’aggrave et que le nombre de tués s’accroît, on n’ose employer dans les salles de réunion le terme de « génocide ».
Cette terminologie dérange. En effet, parler de génocide aurait contraint les signataires de la Convention Internationale pour la Prévention et la Suppression de Génocides à « prévenir et punir » ces violations criminelles des Droits de l’Homme.
Les USA ont eux aussi fait preuve de confusion et de lenteur, mais ont été moins inefficaces que d’autres peut-être… Des hommes politiques ont fait des déclarations publiques pour condamner les massacres. Plus de 50 millions de dollars ont été attribués pour aider les réfugiés. Des efforts ont été mis en oeuvre pour interrompre les attaques. Il aurait fallu bien plus encore, mais au moins on ne peut leur reprocher de n’avoir pas participé à l’effort de paix.
Pour ce qui est de la France, on sait aujourd’hui de source sûre qu’elle a contribué à l’armement et à l’entraînement de l’armée rwandaise. En 1990, puis en 1993, elle a envoyé des hommes contre le FPR, ce qui n’a pas été le cas en 1994.
La France a montré à cette époque un immobilisme certain… et refuse toujours ces accusations aujourd’hui.
Toutes ces morts auraient pu être évitées. Si la réaction de la communauté internationale avait été plus rapide et si, bien sûr, l’intérêt pour sauver la population rwandaise avait été plus grand, tout ceci ne serait pas arrivé.
« Le monde ne voulait rien savoir du Rwanda. Les Rwandais ne comptent pas dans les enceintes où les grands de ce monde prennent les décisions. Chacun se souvient de la centaine de morts, victimes d’un bombardement, sur le marché de Sarajevo. Mais les 800 000 morts Tutsi sont presque oubliés aujourd’hui. (…) Il y a ceux qui comptent – les Yougoslaves blancs, européens – et ceux qui ne comptent pas – les Noirs en plein cœur de l’Afrique. » (Général Dallaire, commandant des casques bleus, lors d’une Conférence de Presse à Paris le 16 février.)
Aujourd’hui, peu de chefs d’état ont pris la peine de se rendre à Kigali où se déroulent actuellement les cérémonies du dixième anniversaire du génocide.
N’est-ce pas la démonstration même de l’indifférence des puissances occidentales à l’égard de la tragédie qui a dévasté le Rwanda et causé la mort d’un million de personnes ?
Si une horreur de cette ampleur se reproduisait, la richesse des puissances mondiales servirait-elle à sauver des vies humaines, même si ces vies humaines ne servent pas l’économie mondiale ?
Tout nous permet d’en douter….