« Le Forum Social Mondial appartient au mouvement altermondialiste dans son ensemble, et il doit se l’approprier… »


C’est le Maghreb qui a demandé de maintenir le lieu
« Les mouvements sociaux, acteurs clés »
La solidarité internationale, plus que jamais indispensable

Le printemps arabe vit actuellement une phase de frustration et de recul. Dans cette perspective, la prochaine édition du Forum Social Mondial, qui se tiendra de nouveau à Tunis, du 24 au 28 mars 2015, s’avère particulièrement importante. « Cette session est nécessaire dans la mesure où elle permettra, entre autres, d’élever le niveau de conscience des citoyens en vue de se mobiliser davantage pour faire face aux injustices, aux inégalités, et pour la liberté et la dignité des peuples », souligne Mimoun Rahmani, chercheur en économie, membre actif du Forum Social du Maghreb. Rahmani est aussi un analyste politique et social incontournable de la région, militant d’ATTAC-Maroc et membre du groupe de coordination du CADTM Afrique (Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde). Interview.

Q : Le FSM se tiendra de nouveau à Tunis, en mars 2015. Pourquoi conserver le même lieu qu’en 2013 ? La demande vient-elle du Maghreb ?

MR : Le FSM Tunis 2013 a été, sans nul doute, l’un des Forums sociaux les plus réussis, depuis sa naissance à Porto Alegre, au Brésil, en 2001. C’est certainement le meilleur des Forums organisés jusqu’ici en Afrique. Le processus révolutionnaire et les soulèvements populaires, un peu partout dans le monde arabe, y sont pour quelque chose. C’est d’ailleurs un bilan très positif (avec quelques manquements notables) qui a été tiré par le conseil international (CI) du FSM lors de sa réunion des 30, 31 mars et 1er avril 2013. Cette appréciation, ainsi que celle du comité de suivi du Forum Social Maghrébin, lors de sa réunion à Tunis, en septembre 2013, ont encouragé les Tunisiens et, de manière générale, les Maghrébins, à présenter une nouvelle candidature visant à accueillir le FSM pour la 2ème fois consécutive dans la région. Et c’est en décembre 2013 à Casablanca que le CI a pris la décision d’organiser la prochaine édition du FSM à Tunis, du 24 au 28 mars 2015.

Q : Quatorze ans après sa naissance… Quelle est la définition, le concept central du Forum Social Mondial selon la vision du Maghreb ?

MR : Le FSM est un espace pluriel et diversifié mais c’est aussi un processus qui se développe avec le temps, avec des hauts et des bas. Ce n’est pas un simple événement. Les mouvements sociaux sont l’une des composantes essentielles de cette dynamique et, de ce fait, leur présence et leur participation active sont doublement importantes : d’un côté ce sont les mouvements sociaux dans leur diversité qui font la force du Forum et son rayonnement. D’un autre côté, c’est le Forum lui-même, en tant qu’espace, qui permettra aux mouvements sociaux de faire converger leurs luttes spécifiques et de briser ainsi l’isolement des actions. Il autorise la création d’articulations dans l’objectif global de renforcer la lutte commune contre le néolibéralisme et, d’une manière générale, contre la globalisation capitaliste, afin de contribuer à inverser les rapports de force au niveau mondial.
Q : Le Forum, toujours, comme espace ouvert de la société civile mondiale… ?
MR : Il est important que le FSM ne demeure pas ce simple « espace ouvert de réflexion, de débat d’idées démocratiques, de formulation de propositions, d’échange d’expériences… » tel qu’il est défini dans sa Charte de Principes. Il est appelé à rendre visibles les luttes sociales, à jouer le rôle de catalyseur des luttes. Sinon il n’a pas de raison d’être. D’où l’importance capitale de mobiliser davantage les mouvements sociaux tunisiens, maghrébins, africains et internationaux lors de cette prochaine édition du FSM. La réussite de ce Forum dépendra, à nouveau et davantage encore, de l’implication des mouvements sociaux, des mouvements de lutte, des paysans, des ouvriers, des étudiant-e-s, des chômeurs, des jeunes, des femmes, des exclus et des marginalisés de ce système très inégalitaire.

Q : La situation post-printemps arabe en Afrique du Nord a connu certains reculs… Quelle est votre évaluation de la situation, dans le contexte politique de la région, quant à la tenue du FSM 2015 à Tunis (comparée à celle du pré-FSM 2013) ?
MR : Si les soulèvements populaires, en 2011, ont pu faire chuter la tête des régimes en place en Tunisie et en Egypte, ils n’ont pas pour autant permis un changement radical du système. S’ils ont permis d’amener quelques petites évolutions dans d’autres pays arabes (au Maroc, par ex.), ils n’ont cependant pas entraîné de profondes transformations politiques et économiques. Le processus révolutionnaire est un long combat qui nécessite du temps et de l’énergie, et une force politique qui le conduit ! Comme disait Ernesto « Che » Guevara : « Dans une révolution, on doit triompher ou mourir. »
Or la force politique capable de mener à bien un tel processus révolutionnaire n’existe malheureusement nulle part dans la région. Les gouvernements en place, élus ou imposés, ne mènent pas des politiques postulant des changements en rupture avec le passé, cela dans aucun domaine. En d’autres termes, ce sont les mêmes choix économiques néolibéraux, les mêmes politiques publiques, les mêmes orientations dictées par les institutions financières internationales (FMI, BM…) ayant conduit à la révolution et aux soulèvements populaires qui continuent à être mises en œuvre aujourd’hui, et avec une plus grande rigueur encore. Elles ne pourront donc que produire les mêmes effets, en particulier sociaux. De ce point de vue, la tenue du Forum Social Mondial dans la région est plus qu’importante. Elle est nécessaire dans la mesure où elle permettra, entre autres, d’élever le niveau de conscience des citoyens, en vue de se mobiliser davantage pour faire face aux injustices, aux inégalités, en faveur de la liberté et de la dignité des peuples.
Q : Entre le 30 octobre et le 1er novembre prochain, le Conseil International du FSM, en tant qu’instance de facilitation, va tenir une importante réunion en vue de préparer la prochaine édition. Quels devraient être, du point de vue des organisateurs maghrébins, les principaux axes des contenus ?

MR : Comme le FSM est un espace très diversifié, et que les activités sont autogérées, il y aura certainement de nombreuses thématiques à débattre. Cependant, le contexte régional et international fait que, lors de chaque nouvelle session, certains axes ou certains thèmes sont prioritaires par rapport aux autres.

Sur le plan régional, il y a tout d’abord le processus révolutionnaire en cours, notamment en Tunisie (puisque le processus a avorté en égypte et ailleurs). Le FSM sera l’occasion pour les mouvements sociaux de tirer un bilan. D’autres thématiques seront à l’ordre du jour : l’islam politique, les conflits régionaux, la guerre et la militarisation, les droits humains et la liberté d’expression et d’opinion (face aux arrestations et emprisonnements politiques que connait la région, notamment en Egypte, au Maroc, en Tunisie…), etc.

À l’échelle internationale, le contexte est marqué par la poursuite de la crise globale et ses retombées sur les populations aussi bien au Nord qu’au Sud : austérité et plans de rigueur, endettement, accords de libre-échange (accord transatlantique, accords de libre-échange complets et approfondis entre l’UE et les pays du sud de la Méditerranée, accords de partenariat économique – APE – entre l’UE et certains pays d’Afrique de l’Ouest, etc.). Et puis il y a la problématique du climat, qui représentera, à n’en pas douter, l’un des axes les plus importants et mobilisera plusieurs mouvements internationaux. D’autant que le FSM marquera une étape décisive dans la préparation des mobilisations contre le sommet de la COP21 sur le climat, prévu fin 2015, à Paris.

Q : Que pourrait faire la communauté internationale pour renforcer la voix des mouvements sociaux de votre région ?

MR : La solidarité internationale est impérative. Elle devra être constamment manifestée, tout d’abord en exprimant un large soutien aux différentes luttes locales des mouvements qui se battent contre l’injustice, contre le racisme, ou contre la répression et la criminalisation des mouvements sociaux par les autorités. Mais aussi pour le respect des droits humains fondamentaux, pour la liberté d’expression et d’opinion, etc. C’est par cette forme de solidarité entre le Nord et le Sud qu’on pourra, d’un côté, encourager les mouvements, les appuyer, mais aussi les inciter au travail en coordination et, d’un autre, les impliquer dans le processus des Forums sociaux.

On peut citer, à titre d’exemple, la solidarité avec les femmes marocaines victimes des arnaques des organismes du microcrédit, dans le sud du pays. Ou avec les 595 femmes de ménage grecques de la fonction publique, en lutte depuis 11 mois contre leur licenciement et qui combattent les mesures d’austérité et de dégraissage imposées par le gouvernement grec sous tutelle des Institutions financières internationales et de l’Union européenne. Ou encore la solidarité avec les jeunes chômeurs du Sud de la Tunisie, eux qui ont déclenché la révolution et qui souffrent toujours des effets des politiques ultralibérales appliquées par le gouvernement provisoire… C’est ce genre de solidarité dont les mouvements sociaux ont besoin, et qui pourra éventuellement les amener à converger tous vers le FSM Tunis 2015. Reste toutefois que le Conseil International du FSM et les organisations qui le composent, ainsi que le comité d’organisation local, mobiliseront les fonds nécessaires et en réserveront une partie pour soutenir les mouvements sociaux. Pourquoi ne pas organiser une caravane qui partirait du Sud de la Tunisie et s’arrêterait dans les différentes villes et villages avant d’atteindre Tunis le jour de l’ouverture du FSM ? Pourraient y participer des délégués des organisations et mouvements sociaux maghrébins et internationaux.

Le grand défi de cette 2ème édition du FSM en Tunisie, en 2015, sera certainement la capacité à mobiliser les mouvements sociaux, aussi bien tunisiens et maghrébins, qu’africains et internationaux.

Q : Pensez vous que les prochaines élections en Tunisie peuvent menacer l’organisation du FSM 2015?

MR : Le gouvernement tunisien a donné son accord pour la tenue du FSM à Tunis en 2015. Le comité d’organisation local est en discussion avec les autorités, et le Forum se tiendra, comme en 2013, sur les mêmes lieux, soit l’université Al Manar.

Il me semble que le gouvernement qui sera mis en place après les élections législatives du 26 octobre, quelle que soit sa composition, n’a pas intérêt à remettre en cause cette décision d’accueillir le grand événement qu’est le FSM, et qui aura certainement des retombées économiques importantes pour le pays !

En outre, je pense que le FSM doit être considéré comme un acquis pour les mouvements sociaux. Toute éventuelle tentative de l’interdire doit être aussitôt condamnée par le mouvement altermondialiste et suivi rapidement d’une large mobilisation. L’espace du FSM appartient au mouvement altermondialiste dans son ensemble, et il doit se l’approprier.

* Sergio Ferrari
Collaboration de presse d’E-CHANGER/COMUNDO
Organisation de coopération solidaire activement présente au FSM. Co-organisatrice des délégations suisses aux FSM.


Le FSM en perspective
Né en 2001 à Porto Alegre, au Brésil, le Forum Social Mondial a été successivement organisé cinq fois dans ce pays (2001,2002, 2003 et 2005 à Porto Alegre et 2009 à Belém de Para). Puis deux fois en Afrique subsaharienne (Nairobi, 2007 et Dakar, 2011), une fois à Mumbai (Inde, 2005) et la dernière fois, en 2013, à Tunis. Plus de 60’000 représentant-e-s, de 4’500 organisations progressistes de 128 pays, s’y étaient donné rendez-vous, en soutien à la révolution du 14 janvier 2011, à la lutte ininterrompue des Tunisiennes et des Tunisiens pour leur dignité et leurs droits, et à celle aussi de toute une région en pleine ébullition. La prochaine édition se tiendra à nouveau dans la capitale tunisienne, sur le campus universitaire El Manar. L’initiative des organisateurs maghrébins a été validée dans le cadre commun Québec-Tunisie pour un processus FSM 2015-2016. La proposition implique la tenue du FSM suivant, en août 2016, à Montréal, Canada. (Sergio Ferrari)


Les mouvements sociaux et Tunis 2015
L’appel des Mouvements Sociaux lancé à Casablanca, en décembre 2013, pour argumenter la réalisation du FSM 2015 en Tunisie, souligne que « force est de constater qu’après avoir été, dès 2011, grâce aux Révolutions et aux mouvements démocratiques, une source d’espoir pour elle-même et une source d’inspiration pour le reste du monde, la Région connait des développements qui inspirent une profonde inquiétude. Les gouvernements en place depuis trois ans n’ont pas été capables de formuler et de mettre en œuvre des alternatives pour répondre aux préoccupations des jeunes en quête de liberté et d’emploi, des femmes en quête d’égalité, des mouvements sociaux en quête de justice sociale. Bien au contraire, partout dans la région, la circulation des armes et la violence des extrémistes religieux s’enracinent, les politiques néolibérales dictées par la Banque Mondiale et le FMI sont présentées comme la seule solution et les mouvements sociaux et les mouvements démocratiques sont criminalisés. Les interventions extérieures, politiques et militaires, sont devenues la règle, visant chaque fois à instrumentaliser l’instabilité intérieure au profit des Etats-Unis, de l’Europe, de la Turquie et des pays du Golfe ».
Ils constatent également qu’« au-delà du Maghreb Machreq, le continent Africain, devenu une source principale de matières premières et présenté comme étant la « nouvelle frontière » économique, est lui aussi frappé de plein fouet par la violence extrémiste, le pillage de ses ressources, la violence dévastatrice des programmes d’ajustement et la militarisation généralisée de ses territoires.
Partout dans le monde, y compris en Europe, en Asie, en Amérique Latine et du Nord, les mouvements sociaux se retrouvent face à l’aggravation des crises économique, sociale et environnementale, et à une remise en cause systématique de leurs droits. De nouvelles tensions, directement liées aux stratégies hégémoniques pour s’approprier les ressources et les marchés, font craindre le pire en Europe, en Asie et en Afrique ».
Pour les mouvements du Maghreb, « le Forum Social Mondial reste plus que jamais un espace vital pour les mouvements sociaux qui luttent pour que les peuples sauvegardent leur dignité, restent maîtres de leur destinée, conquièrent de nouveaux droits économiques, sociaux, culturels et environnementaux, et construisent des alternatives au néolibéralisme, plus que jamais nécessaires».

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