Alimentation: les spéculateurs font la guerre aux pauvres

Chemk’Africa | * Edgar C. Mbanza

Après la sécheresse et les dégâts causés par La Nina, ce phénomène climatique qui a touché les terres éthiopiennes de la région d’Oromia mais aussi la Somalie, l’Ouganda, le Kenya et les régions plus australes d’Afrique, les paysans doivent maintenant faire face à un autre “ennemi”: les spéculateurs. Ces derniers font désormais la pluie et le beau temps sur le marché mondial des céréales, entraînant une une hausse des prix des produits alimentaires.

“Les prévisions agricoles et alimentaires sont extrêmement inquiétantes pour l’année 2011”, explique un économiste kenyan de l’Université Jomo Kenyatta, pour qui “la situation générale devient dramatique, non pas pour des raisons climatiques seulement, mais surtout à cause du marché qui est défavorable pour les petits consommateurs”.

Les chiffres tombent d’un pessimisme sans appel. Pour Food Price Watch: le prix du riz, du blé, du sorgho, des fèves, du maïs, du manioc, etc., atteint un niveau “record”, et “si rien n’est fait d’urgence par les régulateurs mondiaux”, renchérit une source proche du bureau Afrique de la Banque Mondiale, les prix vont flamber encore plus, et cela sans répit jusqu’en 2015.

Alors trois questions se posent: qui sont ces spéculateurs? Et comment la montée des prix au niveau mondial arrive-t-elle à impacter aussi violemment le panier des ménages africains pauvres? Et surtout, quelle est l’ampleur réelle de la situation et quels sont les moyens permettant de prévenir une catastrophe alimentaire?

L’appel de Paris.

Pour montrer l’ampleur de la situation, il faut d’abord rappeler cette alerte internationale majeure lancée en février 2011, à Paris. Un événement passé presque inaperçu, mais au ton grave: les ministres des Finances du G20, avec la Banque Mondiale et les régulateurs financiers du monde, reconnaissent le caractère “historique” de la hausse des prix des céréales au niveau mondial.

Le commissaire européen au Développement, Louis Michel, n’hésite pas à utiliser les mots les plus forts en mettant en garde contre le risque d”un vrai tsunami économique et humanitaire en Afrique”, à propos des effets de la spéculation céréalière qui se manifeste déjà sur le continent.

Au même moment, à Dakar au Sénégal, les altermondialistes réunis au Forum Social Mondial énumèrent les conséquences dramatiques dues à l’accaparement des terres fertiles des pays pauvres par grands céréaliers parmi lesquels les producteurs du biocarburant, aux dépens de l’alimentation des paysans.

Les fonds financiers pointés du doigt. Pour la première fois donc, responsables, experts de l’économie et militants sociaux, qui d’habitude divergent sur les causes de l’inflation des prix, s’accordent tous sur le diagnostic: “nous connaissons la pire crise alimentaire de ces dernières décennies” (Banque Mondiale).

Les spéculateurs financiers sont pointés du doigt, loin derrière les autres causes structurelles et naturelles classiques que sont les perturbations climatiques, l’érosion, la démographie ou la corruption locale.
“En réalité, le volume global des produits agricoles n’a pas vraiment chuté, ce sont les prix qui montent et deviennent inacessibles aux petits revenus. Aujourd’hui, l’organisation de la production et du marché fait que même les ménages pauvres du monde entier dépendent des cours mondiaux des prix pour se nourrir au quotidien”, explique un économiste éthiopien collaborateur du Fonds Mondial pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO-suivez ici la situation alimentaire mondiale).

Des banques, des fonds alternatifs et financiers, les mêmes acteurs et les mêmes procédés à l’origine de la dernière grosse faillite financière, sont unanimement pointés du doigt, d’après des sources concordantes.
“Les spéculateurs ont toujours touché à nos assiettes, explique une économiste française qui a participé à un rapport onusien sur le sujet, mais avec des appétits raisonnables. Ils participaient même au maintien des équilibres entre l’offre et la demande. Seulement, depuis que les céréales sont ‘jaugés’ (et vendus) selon les mêmes procédés que le pétrole, on assiste impuissamment aux appétits gloutons des spéculateurs”.

En recoupant les diverses informations des cabinets d’analystes qui suivent la question (voir par exemple ces archives de la presse américaine, ou encore: le dossier du Courrier International publié dans le n°1059 du 17 février 2011), il s’avère qu’en 2008 déjà 75% à 85% des échanges alimentaires relevaient de la spéculation. Selon nos sources, cette tendance s’est empirée par la suite.

Les fonds incriminés utiliseraient par exemple des mécanismes assez pernicieux pour fixer seuls, dans la durée, le prix des produits alimentaires: ils achètent à terme des contrats sur les produits agricoles, dans une logique totalement spéculative (source: Courrier International).
Tout cela est connu, les mécanismes spéculatifs ont même été disséqués par le Sénat Américain qui a organisé des auditions sur le sujet il y a trois ans. La Banque Mondiale a elle aussi dénoncé “le pouvoir croissant” des spéculateurs, avec un rapport très documenté rédigé par l’un de ses économistes, fin connaisseur des marchés alimentaires mondiaux et de l’Afrique, Shiva Makki.

Olivier de Schutter, rapporteur spécial de l’ONU sur le droit à l’alimentation (voir ici ses rapports et publications), se bat en ce moment-même sur tous les fronts pour dénoncer cette situation. “Les prix du blé, du maïs et du riz ont augmenté dans de très fortes proportions. Ce n’est pas dû à une diminution des stocks et des récoltes, affirme-t-il, mais aux traders qui (…) spéculent sur les marchés”.

Faillite des ménages.

La question des prix vient mettre la pression sur les ménages pauvres dont le pouvoir d’achat a “dramatiquement” baissé. Un appauvrissement sans précédent dont l’inflation est en grande partie responsable, aussi, principalement dans les zones rurales et chez les urbains pauvres.

Un “cycle infernal qui se ferme sur les pauvres du monde et plus particulièrement ceux d’Afrique”, commente un autre expert de la FAO. Au niveau mondial en effet, “entre juin et décembre, à la suite de la flambée des prix de la nourriture, 44 millions de personnes supplémentaires ont basculé sous le seuil de l’extrême pauvreté, soit 1,2 milliard de personnes vivant avec moins d’1,25 dollar par jour” (Banque Mondiale)

“Jamais on avait atteint des seuils pareils”, d’après Liv Thomson. Cet humanitaire américain basé à Addis Abeba (Ethiopie) observe les famines depuis plus de 25 ans sur le continent, et selon lui, “ce qui se passe aujourd’hui, c’est autre chose, c’est nouveau, ça fait peur (…) Ce n’est pas seulement un problème dû à des sécheresses conjoncturelles et à quelques magouilles des régimes corrompus. Tout va dans le sens de l’asphyxie des populations par la faim: le marché mondial et ses spéculateurs, la terre et le climat qui n’en peuvent plus, sans oublier le rythme démographique qui reste incontrôlable dans beaucoup de pays pauvres”.

Un fonds céréalier pour aider les pauvres?

Quelles sont les solutions? Les avis que Chemk’Africa a recueilli divergent évidemment, allant d’une approche strictement humanitaire (“Il faut créer un fonds céréalier dans chaque pays pour soutenir les populations, un fonds qui devrait être financé par les principaux acteurs du marché agricole” selon Albert Mutwa, agronome rwandais) à une urgente moralisation de la gouvernance agricole mondiale: “il n’est pas normal que l’alimentation humaine soit en concurrence, dans une famille, avec le budget lié aux transports et celui destiné à l’alimentation des bêtes”, lance, mécontent, un leader béninois d’une organisation paysanne.


Appel à témoignages

Chemk’Africa va suivre de près cette crise alimentaire qui s’annonce et qui contrairement à la faillite financière passée, frappe déjà et d’abord les ménages les plus pauvres. Il va s’agir de décrire les mécanismes de ce phénomène, l’analyser, en comprendre modalités, discuter des solutions alternatives, et non pas seulement rester sur des anecdotes: comment la spéculation financière mondiale arrive-t-elle à déstabiliser un paysan qui n’a jamais eu de compte en banque? Vous avez des analyses pertinentes, des témoignages : edgarcharlesmbanza@yahoo.fr

Photo : Le largage aérien au Soudan
Un avion largue des vivres au Soudan. Cet énorme Ilyushin 76, à une capacité de 36 tonnes, ralentit son vol et ouvre ses portes arrière. L’équipage attend le moment juste pour envoyer lanourriture/ PAM/Fred NOY

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